Tuesday, September 4, 2012

Le Japon invite au FFM 2012

 Our Homeland (Kazoku no kuni) by Yang Yonghi

par  Claude R. Blouin
  

Avant de voir les films

La 36 ième édition du festival des films du monde de Montréal annonce la présentation de neuf films japonais, plus un court, ainsi que celle du film du Québécois Claude Gagnon, Karakara, tourné à Okinawa et cofinancé par le Japon.
Les résumés de scénarios trahissent une sélection sensible au thème du deuil, incluant celui de l’euthanasie : Anata e, Yoru no samurai, Tsui no shintaku.
Ajoutons-leur une évocation des dix jours consécutifs au tsunami, du point de vue des employés d’une morgue : Itai : asu no tôkakan.
Un récit nous reporte à l’époque des guerres civiles avant le régime des Tokugawa, au 16ième siècle : Nobô no shirô. Un autre nous rappelle, de façon, lit-on, à renouveler son mythe, la figure attachante de l’amiral Yamamoto : Kengô kantai shirekôkan : Yamamoto Ishiroku.
Mes souvenirs nippons se raviveront au récit qui nous permet de visiter l’île d’Oki et de prendre connaissance de sa tradition du sumo : Konshin.
Le sort des Japonais d’ascendance coréenne, aussi bien que la dynamique familiale : affection et indépendance, trouveront échos dans Kazoku no kuni. Sauf par son titre, qui annonce une œuvre intimiste, une confrontation entre adulte et enfant, avec ce renvoi à une petite fille intérieure, Boku no naka no otoko no ko garde son mystère.
Il faut s’attendre à reconnaître des échos du tsunami, voire de Fukushima, mais un seul film s’annonce comme spécifiquement voué à ce contexte. Toutefois, rappelons que selon l’organisme Unijapan, la destruction de certaines salles, la fermeture pendant longtemps de beaucoup d’autres à cause du rationnement de l’électricité dû à l’arrêt des centrales nucléaires, l’interruption de tournages ont marqué 2011, et contribué, bien que ce ne soit pas le seul facteur, à expliquer la chute de profits, la baisse du nombre de spectateurs.
Ce qu’il m’intéresse de découvrir ici, c’est la représentation d’eux-mêmes par les Japonais, telle qu’elle se révèle par le choix des divers éléments du langage cinématographique. Cela entraîne la nécessité de donner des exemples : il se peut qu’une personne qui se dispose à voir le film préfère garder la surprise de ces éléments, sans la référence auxquels en revanche ce journal de ce qui vient me toucher en cours de visionnement n’aurait pas de sens. Ces personnes trouveront à lire cet article, après avoir vu le film, de quoi revisiter leur expérience.
Les seuls aspects retenus ici du film de Claude Gagnon seront ceux par lesquels le regard du Québécois entre en résonances avec les thèmes et la manière de les aborder des films japonais analysés ensuite.

Bilan

En cette année olympique, il m’a paru bon de résumer l’aspect critique de mes analyses par un palmarès. Médaille de bronze, Kazoku no kuni, médailles d’argent, ex-aequo, Itai : asu no tôkakan et Boku no naka no otoko no ko, médaille d’or, qui n’aurait pas déshonoré la section Compétition, Tsui no shintaku.
Ces films tiennent ce rang parce qu’ils me semblent ceux qui ont le mieux intégré mes attentes de cinéphile, d’amoureux de la culture japonaise et d’homme en quête de lumières sur le rythme qui nous possède. Ceux et celles qui trouveraient trop long à lire sur internet cet article, pourront aller aux analyses de ces films pour saisir comment s’ordonnent ces trois attentes.
Les films de Kimizuka et Suo ont été vus sur un écran télé aux couleurs mal calibrées : j’ai pu comparer avec la version cinéma pour la scène de l’agonie de Tsui no shintaku, mais Itai : asu no tôkakan échappait à mes possibilités de visionnement en salle. Leur analyse esthétique est donc limitée relativement au rôle de la couleur : leur force s’est imposée à ma sensibilité malgré cela.
Mais le lecteur pourrait avoir des intérêts plus spécifiques, et chacun des autres films devrait rejoindre une catégorie du public : Anata e devrait toucher les spectateurs intéressés par le côté japonais et qui goûtent ce qui a saveur douce. Kono yoru no samuraï retiendra l’attention de ceux qui sont surtout attentifs à la manière dont on peut recourir aux éléments du langage cinématographique. Nobô no shirô pourrait séduire les amateurs de récits d’aventures historiques, tandis que ceux et celles qui recherchent davantage l’interprétation de l’Histoire se passionneront pour Amiral Yamamoto, récit conté de manière classique et efficace. Enfin, les esprits contemplatifs, et tolérants pour le récit qui ne dédaigne pas les moments mélodramatiques, devraient apprécier Konshin.

Le Japon d’un Québécois

Karakara de Claude Gagnon

Pierre, retraité en deuil d'un ami, parcourt Okinawa: il écrit, prend des photos. Ce qui le retient, ce sont les textures des objets photographiés, voire simplement observés au musée. Il partage avec Junko, rencontrée par hasard, et devenue sa compagne de quelques jours, ces photos qui témoignent de sa sensibilité (et de celle du réalisateur!). En témoigne de même l'intervention de sa voix tandis qu'il écrit.
Chaque fois que Claude Gagnon cadre ses personnages en prenant en compte, comme son héros, la texture des visages (variété des traits et des émotions, jeu des rides), des mains de tisserandes, des méandres des branches d'un vieil arbre, de l'écorce d'arbres géants ou de bananiers, de rochers saisis en travelling latéral, lorsqu'il joue aussi du contraste entre plantes vues de loin, qui deviennent comme filées tandis qu'en avant-plan Pierre, chantonnant, soudain éclate en pleurs, chaque fois, il traduit son sens de la contemplation et éveille le mien.
Si Kudô et Arcand défendent avec justesse le texte, leurs soliloques, reçus avec attention par leur partenaire, m'ont entraîné davantage que les scènes où la sensibilité à la texture de l'arrière-plan ou des êtres s'efface au seul profit de ce que les personnages disent, me privant des connotations que je trouve dans les scènes qui me touchent par ce qui ressort des gestes et de ce qui entoure le locuteur.
Ce sens des textures, Gagnon le partage avec Furuhata, Suo, Kubota, Kimizuka entre autres.
Il faut signaler la douceur, voire la tendresse que le supplément de lumière donne aux plans: cela suggère souvent en d'autres films la chaleur, évoquée au moment d'acheter un chapeau par Pierre, mais Gagnon lui donne ici une autre dimension, expressive de son propre rapport affectueux à ce qu'il filme. Il est intéressant de voir l’usage symbolique «éclairant» et différent de la surexposition fait par Kubota.
Depuis Keiko, Gagnon accorde toujours une place importante à la recherche par ses héroïnes japonaises d’une indépendance qui prenne en compte un désir aussi fort de relations. Mais le hasard ou le choix des programmeurs aura fait en sorte que son film seul met en scène une figure de femme, qui soit mère. Les films retenus du Japon présentent souvent des femmes qui affirment leur résistance aux conventions, mais toutes ou célibataires ou sans enfant, sauf dans Konshin, où la seconde épouse entreprend d’apprivoiser la fille d’un premier lit de son mari. Kazoku no kuni, œuvre d’une Japonaise d’ascendance coréenne, constitue aussi un quasi huis clos, qui montre la richesse et le poids de la vie familiale. Mais on pourrait dire que la relation parent-enfant colore le thème de l’attachement au pays natal, omniprésent.
Notons que les courbe des mariages et des naissances sont à la baisse, mais je crois qu’ici le choix des programmeurs révèlent plus leurs critères prioritaires que l’état de la société japonaise au cinéma. Ainsi de l’importance du thème du vieillissement, avec son corollaire la retraite (Anata e, Itai, Nobô no shirô, Kazoku no kuni).
On pourrait m’objecter qu’il n’y a pas que le public du FFM qui se compose d’une large portion de personnes du troisième âge : le Japon est aussi un des pays dont l’augmentation de la hausse des vieillards est la plus élevée. Avec le personnage d’Arcand, et les deux femmes âgées, dont la tisserande alerte, Gagnon prend en compte cette réalité.
Le rapport mère-fille déchirant dans un des épisodes de Itai relève d’une autre problématique que celle de la conciliation indépendance/vie familiale ou conjugale, et présente un portrait tragique de l’ indicible peine d’une mère privée de son enfant.
Le film de Gagnon capture mon intérêt quand il adopte un ton élégiaque, le rythme du voyage, scandé ici par le son de l'instrument à cordes dans sa version locale (shamisen à peau de serpent ) qui répond aux pièces de tissage en filaments de bananiers, caractéristique d'Okinawa; là, par des bruits de jets ou d'hélicos, qui préparent la reconnaissance par Pierre de la place tenue par l'occupation américaine, précisée par un jeu d'enseignes en anglais de produits connus chez nous. Par là, le voyageur embrasse les tensions entre tradition et modernité dans les styles de vie.
Le recours au road movie s’illustre cette année dans la sélection japonaise par le film en compétition, et la référence à la nourriture locale comme artisanat ( dans sa préparation comme dans l’acte communautaire qu’est le repas) revient en leitmotiv dans Isoroku Yamamoto, Anata e, Kazoku no kuni. Les cinéastes se rejoignent dans l’invitation à savoir goûter, c’est le cas de le dire, le présent qu’est la cuisine faite avec attention, la communion du repas.
Par la chanson française qu’il fredonne, voire par son affirmation relative à l’égalité des hommes et des femmes et par son pacifisme, par son identification personnelle précisée par une Japonaise qui ajoute à ses Montréal, Québec, le Canada, Pierre marque sa sensibilité à ses racines, susceptible de le disposer à celle des autres. D'ailleurs, il suggère lui-même un rapport entre son intérêt pour le tissage et la tisserande d'une part, et son rapport à son père d'autre part.
En quête de sérénité, Pierre, via l'aventure intérieure de Junko, qui se surprend à sortir de ses habitudes, va lui-même découvrir comment le cheminement par la paix suppose le passage par la reconnaissance ou l'expérience de la violence. Par là, il annonce les préoccupations d’un Akahori ou même, sur un mode plus lyrique, d’un Nishikori.
Ce qui me rattache donc au film, ce sont tous ces moments où Junko et Pierre, chacun face à lui-même, seul ou en présence de l'autre silencieux, se découvrent, ainsi que ce qu'il y a hors de ce qu'ils croyaient connaître.
C'est, me semble-t-il, que Claude Gagnon est de ces cinéastes dont le désir de saisir le monde (de faire du cinéma !) se double d'une capacité d'attente, d'une disponibilité telles qu'il donne le sentiment de se mettre à l'affût, de nous inviter à ses côtés à prendre le temps d'attendre ce qui pourra surgir.
Sans négliger de goûter la vie: quand le cruchon fait karakara, nous donne-t-il à penser, le remplir à nouveau, s.v.p. Or ce cruchon qui contient un élément qui tinte, une fois vide, est typique d’Okinawa, expression encore du souci du singulier auquel plusieurs des cinéastes japonais – et Junko - nous invitent par la critique de l’idéologie qui déformerait notre perception de la complexité du réel et du prix des êtres.
 
Ce film a remporté le «Prix de la Cinémathèque québécoise du long métrage canadien coup de cœur du public» et aussi, de la part de la direction du festival, le «Prix ouverture sur le monde».


Le Japon selon dix Japonais

Anata e de Yasuo Furuhata

Quelle douceur!
Ken Takakura est connu pour ses rôles de yakuza ou de fonctionnaire: homme de peu de paroles, il est de ceux qui la tiennent. Ici, ancien gardien de prison, devenu instructeur en menuiserie pour les prisonniers, il montre les qualités d'attention au travail bien fait, à la précision, qui sont celles de Furuhata, le réalisateur.
J'ai craint, à cause des deux ou trois premières utilisations de la musique, que celle-ci appuierait lourdement ce que jeu des comédiens, composition de l'image et rythme du montage rendaient évident: ton élégiaque, douceur, ai-je dit. Mais non! par la suite, le recours à l'harmonica et à la guitare, propres à la balade (plutôt ici un pèlerinage), mais surtout l'arrière-plan de musique de bal musette de la magnifique scène finale, rejoignent le travail méticuleux de l’ébéniste, qui tire la beauté de la fonctionnalité de la pièce travaillée.
Ce sens de la touche délicate s'attache ici au travail du deuil. Le choix du registre des teintes dans les retours en arrière en témoigne. D'abord la couleur est estompée par rapport au présent, le passé ressuscité en teintes effacées se voit coloré d'un objet encore présent dans la vie du héros. Puis les scènes revécues ont les teintes de celles du présent en cours, soulignant ainsi l'immersion du personnage dans son souvenir, non plus flottant sur le présent, mais accaparant toute son attention.
Urne de cendres, pot de fleur porte-bonheur de la défunte, avis de résignation, cartes exprimant l'adieu, les gros plans d'objets incarnent par ceux-ci le thème annoncé par les citations empruntées au poète Santoka Taneda. Le personnage savoureux incarné par Kitano, un soi-disant professeur de lettres, fait à Kurashima le don d'un recueil de ce poète, premier don de ceux que lui feront les gens rencontrés dans ce voyage accompli pour répondre au voeu de son épouse: rendre ses cendres à Nagasaki, son pays natal, à la mer. Le lien avec le pays natal est évoqué pour l'ancien gardien de prison, et, à l'occasion du voyage, de Toyama à Osaka en passant par Takeda et Shimonoseki, on parvient à la ville de l'extrême sud: l'ensemble du Japon en ses montagnes, côtes escarpées, villes lumineuses, ruelles, se trouve embrassé par ce périple d'adieu.
Mais on ne voit pas le héros contemplatif de tous ces paysages: la sensibilité du réalisateur nous entraîne à retenir ces lieux. Ceux devant lesquels il nous montre Kurashima en contemplation concernent plutôt les moments du jour et les vastes ensembles, et, enfin, les photos d'un mémorial. Ainsi la montée vers les ruines du château de Takéda, guerrier célèbre, devient-elle, par le miracle d'un déplacement de caméra, déplacement temporel, qui nous ramène à un moment où la défunte avait chanté à un festival de musique. On sait que des paysages où il pose les yeux, le veuf retient ce qui lui parle des moments chers passés avec son épouse.
Une galerie de personnages rencontrés puis recroisés rend allègre le parcours, chacun, par l'expérience de sa part de misère, mais surtout par sa capacité d'en partager l'enseignement, éclaire la voie du pèlerin, l'aide à vaincre la résistance à l'oubli, paradoxalement, nécessaire à l'accomplissement de cet homme de parole.
Aussi bien, avec lui, notre voyage géographique se double-t-il d'un voyage intérieur, et aussi sociologique, puisque nous croisons un errant inattendu (je ne définirai pas la différence avec voyageur, cette distinction constituant un des points tournants du film), professeur, des vendeurs de seiches, des pêcheurs, des gardiens de prison, et une artiste qui fait le deuil de sa carrière, par mortification: par là le cinéaste glisse une idée de sa conception de la finalité de l'art, à laquelle on aurait tort de la réduire, comme en font foi la suite et son usage des divers éléments du langage cinématographique.
Encore une fois, je serais tenté de lui appliquer ce que le héros dit de ceux à qui les prisonniers confient des messages: le cinéaste est un pigeon voyageur, un intermédiaire. On peut rêver au fait que, contrairement à ce que pensait la chanteuse, tous étaient touchés, même si elle ne pensait qu'à un seul. Mais on peut aussi penser que le cinéaste donne raison à l'artiste qui croit qu'elle manque de sincérité et décide pour cela d'interrompre la pratique de son art. Car tout le récit est une invitation à rester à l'écoute des gens, mais aussi de ce qui, en nous, se livre combat.
Cet aspect d’une ronde que prennent les rencontres de Kurashima, point focal de vies autrement non reliées, reprend ainsi le rythme narratif du film qui donna, aux dires de l’acteur en entrevue, à Furuhata le désir de devenir cinéaste : Carnet de bal de Julien Duvivier (1937).
La présence discrète, solide, de Takakura s'ajoute au montage lui-même fluide, aux rebondissements du scénario, pour faire de Anata e une lettre adressée au spectateur, avec douceur, quelques rires, quelques pleurs. Le film en compétition reprend en fin de FFM l'essentiel des thèmes et propos des oeuvres retenues dans la sélection japonaise: attention aux moments dont le prix risquent de ne nous apparaître que lorsqu'ils ont déjà filé.
Ce film a remporté une Mention spéciale du Jury du Prix œcuménique.

Sono yoru no samurai de Masaaki Akahori

Masaaki Akahori, avec ce premier long métrage, manifeste un sens des ressources du cinéma remarquable. Il le met au service d'une interprétation des conséquences de l'ennui qui affecterait une partie de la société japonaise, ici incarnée par les gens qui entourent Kijima, auteur d'un délit de fuite, qui a provoqué la mort de l'épouse de Ken, patron d'une petite entreprise de travailleurs du métal. Ceux-ci forment une communauté, parfois moqueuse, toujours attentive aux humeurs de ses membres.
La rencontre avec un cinéphile (plus que nippophile) averti, sorti déçu de son visionnement, m'a forcé à me demander d'ou venait qu'en dépit de mes réticences, j'aie pu accueillir ce film en y voyant des qualités.
Le coeur des griefs de ce spectateur réside dans l'absence d'émotions des protagonistes principaux, incluant le mari devenu veuf des suites du délit de fuite qui a tué son épouse.
Or il est tout à fait juste que, dès l'ouverture, ce personnage paraît victime d'une folie que j'ai acceptée comme un fait. Mais peut-être ai-je été non seulement indulgent, mais même souvent séduit, parce que je savais qu'il s'agissait là d'une première oeuvre, et que le professeur de cinéma retraité n'avait point perdu le souvenir de cette tendance des cinéastes talentueux, lors de leurs premières oeuvres, à étirer leur argument, ici celui du vide d'une génération qui est celle du réalisateur.
Souvent un cinéaste qui porte un regard critique et sombre sur sa société ne se rend pas compte de la contradiction qu'il y a à marteler des traits uniquement sombres, alors qu'il manifeste tant de sensibilité dans le choix des éléments du langage cinématographique, et surtout dans leur usage. Ce qui, on le verra, me semble bien le cas ci. Si Masaaki Akahori avait inscrit dans ses descriptions ou sa narration quelque chose de cette sensibilité aux ressources de son médium, son film aurait peut-être rejoint cette zone où un récit a raison de notre instinct de défense...
En quoi donc l'attention première aux ressources cinématographiques a-t-elle orienté mon regard?
C'est une des qualités de ce film que la présence de personnages secondaires qui illustrent une première strate des difficultés de la vie en société. Les uns s'indignent pour ce qui semble une vétille, quand on sait le drame du héros qui les entend ou l'impulsivité du tueur nonchalant. Les autres, comme le beau-frère du veuf, témoigne de la capacité d'un être à se dévouer tout en percevant par quel aspect de lui-même il peut être irritant.
J'avoue avoir été agacé néanmoins par un élément de scénario: cette façon de charger le fuyard, au point que pas une scène ne le montre autrement qu'en petite terreur de son entourage, maître-chanteur de tous, profiteur invétéré: cela tendait au réquisitoire digne du film à thèse. Pour exister, de tels personnages sourds aux conséquences de leurs actes deviennent au cinéma comme des marionnettes servant à illustrer une idée, ce qui l'affaiblit toujours. Ici, la thèse ressort avec le témoignage successif des acolytes de Kijima: que ce soit la figure de la femme qui s'attache à celui qui la fait chanter, prototype du roman porno, ou de l'homme dont la vie est si vide qu'il préfère être battu et qu'ainsi il lui arrive quelque chose, ils nous imposent l'idée que le réalisateur aurait voulu transformer le récit en démonstration. En ramenant fondamentalement à la même cause l'attachement des personnages secondaires à leur bourreau, Akahori affaiblit l'éclat d'abord donné par des personnages secondaires contrastés. Mais le film ne se réduit pas à un film à thèse.
Dès les plans d'ouverture, on suit un personnage: il reste de dos un moment, conserve donc le mystère de son expression. Pourtant, on sent sa tension.  La manière dont la caméra se déplace excelle à nous faire partager la nervosité de Ken. En effet, sa compulsion ne se traduit pas seulement par les actes: manger du flan, réécouter le dernier message de sa femme, mais par le tremblement jamais agaçant de la caméra. Qu'il baigne dans la lumière verte de son atelier, glauque, ou dans celle surexposée d'un été où va éclater un typhon, nous voyons en lui l'homme prêt à l'irréparable, le meurtre annoncé. Ainsi la victime devient-elle potentiellement meurtrière.
Habilement, le cinéaste nous présente cet homme nerveux, qui porte dans son sac un couteau, puis voici une scène d'accident, L'ACCIDENT! Ce qui pourrait sembler se passer dans un temps continu nous apparaît comme un flash back, puis, aussitôt, comme ce moment à jamais figé où la vie de Ken se fixe, présent continué.
Que ce soit le veuf ou le fuyard, les deux sont sensibles aux odeurs, et par là révèlent notre commune animalité. Aux commentaires des proches (la vie continue), aux propos des deux héros (drame dont l'un ne sort pas, dont l'autre se sent détaché). s'ajoute la conscience suggérée par le cinéaste de toute une vie inconsciente, signifiée par le retour discret d'une musique à la fois enveloppant de tendresse Ken et soulignant, quel que soit le personnage, quand elle est celle du leitmotiv, l'action de motifs au protagoniste lui-même inexplicables. Viendraient-ils des mêmes sources que ce typhon?
Cette profondeur contribue fortement à réduire mon agacement face au côté démonstratif pressenti: celui-ci se trouve encore atténué, puis effacé par ce jeu des trois strates d'échanges: personnages secondaires, personnages principaux dans leurs intentions, jeu souterrain des pulsions.
Toute la fin déborde de la thèse en ceci que Kijima, accusé par Ken, ne s'en trouve pas plus expliqué pour le spectateur: le cinéaste constate, ainsi que le confirme la fin, cette scène dont je ne sais plus si elle est libératoire ou désespérée, le monde restant inexplicable.
On notera que Kijima a été pris, a payé, comme on dit, sa peine. Mais il ne s'est pas livré (ni rendu à la police, ni confié ), il donne raison au jugement que Ken lui lance au moment du duel. La confrontation ne s'était jamais faite entre le veuf et celui qui l'a rendu tel. La caméra ne sera brièvement stable qu'au moment où la rencontre va s'engager, mais ne le restera pas. Un temps, la boue et la caméra mobile viendront montrer tout ce qui unit les opposants. Puis la distance sera reprise, et la parole rendue possible.
Akahori trouve un ton moderne pour renouer avec une des constantes de la sagesse japonaise: le respect des choses simples, du travail attentif comme remède à ce qui nous dépasse, du prix des habitudes, pas forcément toujours mauvaises, dès lors qu'elles révèlent la singularité des êtres, mais qui le sont, là où elles servent notre aveuglement à la richesse du quotidien.


Kengô kantai shirechôkan : Yamomoto Isoroku de Izuru Narushima

Oublier est-il une faiblesse? Une force? À quoi bon l'histoire? Ce thème est récurrent dans la sélection japonaise des programmeurs du FFM.
Le titre en japonais précise: une histoire cachée de la guerre du Pacifique. Avec l'intelligence et l'intrépidité d'Alcibiade, la préscience et le destin tragique de Nicias (cf. La guerre du Péloponnèse de Thucydide), l'amiral Yamamoto connut le destin tragique de voir ses pressentiments malheureux s'accomplir. Meilleur stratège japonais du vingtième siècle, en tout cas de la deuxième guerre mondiale, connaisseur de la réalité des forces de l'Amérique, il fit obstacle à l'union du Japon avec les puissances de l'Axe. Défait sur ce point, à lui fut confié le commandement maritime, la conception de l'attaque de Pearl Harbor, celle de Midway, l'idée de reculer la ligne de front. Il fut abattu alors qu’au mépris de l'opinion de ses proches, il allait rendre visite aux soldats de première ligne. Soucieux jusqu'à la fin de préserver les vies, au nationalisme conceptuel, impérialiste, il substituait l’attachement au pays natal, aux rituels quotidiens de repas, au souvenir de la culture qui avait marqué son enfance et donc l’éclosion de son sens d'appartenance.
Ce film constitue un hommage sensible, une invitation à ouvrir nos sens et notre coeur à la réalité, sans en occulter ce qui contredit nos représentations et nos rêves. Et l’interprétation de Koji Yakusho, nuancée, du tendre au stoïque, n’a rien à envier à celle de Toshiro Mifune, dans ce rôle, en 1968.
Le réalisateur inscrit l'histoire de l'amiral dans celle de son pays, mais aussi dans l'histoire familiale et celle du clan dont il origine. Il ressuscite les tensions entre conceptions de la politique nationale la plus féconde, de la guerre la plus efficace, de sa finalité. Ainsi se trouve ébranlée la construction d'une représentation monolithique de la mentalité japonaise.
Izuru Narushima, via la vie de l’amiral, signe un essai sur le pouvoir des mots. Certes il y a des scènes de batailles, mais moins nombreuses que ce à quoi l'on pourrait s’attendre. Avions en vol, vaisseaux bombardés présentent moins d’efficacité expressive que ces quelques plans de cadrans, de jauges d’essence, d’une hélice qui cesse de tourner: l'importance de la mécanique, de la matière, de la force industrielle, mantra de l’amiral, se trouve ainsi appuyée, aussi impérieuse que les vertus morales opposées par les adversaires de ses conceptions.
Mais ces scènes de combats et d'objets de guerre le cèdent en nombre aux plans rapprochés des visages, à ceux des salles de conseil de guerre. « Je peux bien avoir deux esprits, je n’ai qu'un corps ! » dit l'amiral. Et le corps, visage et main, porte trace des effets de la guerre, comme de la culture...
La luminosité filtrée des intérieurs, assombrie bientôt, renforce l'invitation à s'interroger sur la vie intérieure des personnages. De là peut-être qu'à partir de la bataille de Midway, la musique « épique », qui sollicite l’admiration devant les hauts faits ou l'étonnement devant le gigantisme des événements m’ait paru trop utilisée, moins efficace que dans la première partie du film. Il me semble que la musique symphonique et celle du piano orientent, comme la légende d'un tableau, l'attention du spectateur, au détriment de l’attitude questionneuse défendue par l’amiral... et le réalisateur, par ces autres choix esthétiques.
Hors cette remarque, notons que Narushima conte de manière classique, sans bouleverser les usages narratifs du cinéma, mais en maintenant la tension jusqu'à nous émouvoir.
Plus que les mots, Yamamoto invite à considérer les faits. Et à avoir recours aux seuls mots justes pour en rendre compte. Film sur les mots, ai-je dit, les plans récurrents d'articles de journaux, de pages d'essai, de télégrammes, de lettres entre amis et aimés ponctuent ce récit et entraînent le questionnement sur la portée des termes, la part de discours dans la guerre. Voyez ces débats, dignes des conseils de guerre de daimyo, quand les samouraïs librement disaient la vérité de leurs conceptions, jusqu'à ce que le seigneur tranche. Ici, Yamamoto reprend l’essentiel des objections, les réfute, définit la ligne de conduite sur le ton quasi de la maxime, n'hésitant pas à invoquer ce propos : Un samouraï donne un coup de pied à l’oreiller avant de frapper l’adversaire… Mais ces chefs ont beau invoquer le bushido (pas dans ce film, il est vrai), les employés de l’ambassade aux Etats-Unis «frapperont» le dit oreiller une heure après l’attaque !
Pour le spectateur condamné à lire les sous-titres, cela pourra paraître trop d'informations à absorber dans le flux, mais cela pourrait aussi ajouter au mimétisme du même spectateur, s’ii lit un tant soit peu facilement, avec la situation de l’amiral!
Car tous les choix éditoriaux visent, me semble-t-il, à nous amener au plus près du tumulte dans lequel nous devons malgré tout choisir. Aussi le génie de Yamamoto tient-il pour beaucoup à son art de la pause: jeu de stratégie, mais aussi attention prise à la saveur des plats faits maison. Cela est aussi sa façon d'être Japonais! Plus que les concepts, ce sont les êtres, les pratiques singulières qui sont porteuses de sens.
Le maquillage du réel par le choix des mots élusifs ou ambigus, la vue de Tokyo bombardée, de la mer toujours mouvante, le retournement de l’éditeur en chef, du discours jusqu'au-boutiste à l’appui inconditionnel à la démocratie, le souci de transmission et de formation de la jeunesse pour la reconstruction du Japon, cela doit résonner pour les spectateurs japonais de manière très forte, dans la foulée du tsunami, des incidents nucléaires, de leur rapport avec les politiques et les journalistes. Défaite trafiquée en victoire par les politiciens, désir pour le journaliste d'être leader d'opinion plutôt que simple et fidèle rapporteur des faits, cela sans doute a crû en intensité suite au 11 mars 2011, au Japon.
Mais quel Québécois n'y reconnaîtra ses questionnements? Que dire de la tentation de l’ivresse, celle de choisir enfin, celle de se laisser porter jusqu'au rêve d'invincibilité, suite à une victoire longtemps refusée, enfin obtenue?
Revoici Thucydide, et le procès de cet orgueil avide, dont son récit de la guerre du Péloponnèse met en scène le mouvement. Cette histoire - et c'est part de celle de notre culture, car elle est aux sources de notre conception de l’Histoire comme du tragique - ce film m’invite, via le Japon, à la relire.

Nobô no shirô de Isshin Inudo et Shinji Higuchi

Après le film sur l’amiral Yamamoto, ce « Château du bon à rien » paraît, en sa première partie, très télévisuel autant par son rythme qui semble appeler les pauses de diffusion, que dans les déplacements d’acteurs: ils donnent moins le sentiment d'être surpris par le regard du caméraman qu'organisés pour son travail... Le jeu des regards attire l’attention sur lui-même plus qu’il ne m’émeut... Les débats sur l'opportunité de tenir bataille en restent au niveau de ceux que l'indignation devant l’arrogance soulève, ce qui, pour n’être pas mal, semble bien pâle après ceux du film Isoroku Yamamoto. Mais ce qui retarde mon immersion dans le récit, peut-être est-cela même qui pourrait contribuer à faire de ce film le blockbuster qu’on espère : depuis quelques années, le film milliardaire en yens, au box office, devrait, en effet, sa réussite au public des téléséries. Celui-ci y retrouvera les conventions familières dans la manière de conter en images.
Apparaît, pour ranimer ma curiosité, la machiavélique conséquence d'un désir d’authenticité qui pousse à provoquer à la guerre un adversaire dont on souhaite qu'il ne soit pas lâche! Et cette idée pas banale m'a laissé espérer de ce film plus que ce que ses premières cinquante minutes m’offraient.
En quoi j'avais raison. La décision de la bataille prise par les protagonistes, on dirait que les réalisateurs ont retrouvé le sens du cinéma, le plaisir de conter avec les ressources propres de l'image, non simplement avec ses capacités d’enregistrer ce qui se joue devant la caméra. Ils ont intégré à un scénario dont on pressentait la richesse le sens des ambiances, de la profondeur de champ, de la différence de tonalité des éclairages.
Première trouvaille: aux motifs classiques pour justifier l’esprit de résistance, Inudo et Higuchi et leurs scénaristes en joignent un moins souvent invoqué: le pur sentiment de protection que le peuple peut éprouver pour quelqu'un qui sait se le rendre cher, surtout s'il se donne pour ce qu'il est, jusqu'à se moquer de ses limites. Bien sûr, Yamamoto n’est pas ici, et on n'ira pas jusqu'à peser les effets pervers d'une telle motivation…
Mais dès lors que le récit consent à se situer dans la ligne des romans historiques d’aventures, on se trouve à penser au frère Tuck et à Robin des Bois, avec une Marianne meilleure guerrière, ou encore en compagnie des personnages du roman chinois Au bord de l'eau. L'inventivité des défenseurs (voyez les divers usages de la lance !), les acrobaties des samouraïs, la rencontre de la ferveur populaire et de la dextérité des guerriers nous font revivre un peu des Sept samouraïs, des folies dansantes du Zatoichi de Kitano.
Véritable moment de grâce, celui de la danse du héros, interprété par un acteur (Mansai Nomura) spécialiste de kyogen, comédie stylisée: il reprend une danse ancienne, joignant ainsi une démonstration de son art, l'utilisation de celui-ci par son personnage de seigneur en arme imprévue, le sacrifice de soi pour en finir avec la guerre, l’espérance confirmée qu'il sait lire le coeur des gens du peuple, même de ceux qui travaillent pour son adversaire.
Moment de grâce que cette théâtralité cette fois assumée, elle-même devenue moyen d’action pour le héros.
Moment de grâce puisqu'elle permet de confirmer le discours sous jacent des réalisateurs sur l’histoire comme tradition vivante, puisqu’elle donne à vivre, en attestant qu'on a vécu de telle façon, qu’on a pu déjà se remettre du pire.
L’ombre du tsunami plane ici aussi, d’autant plus étrangement que le scénario date de 2003. Le générique s'écrit en lettres liquides qui se figent, le film s’amorce avec le recours à une inondation comme arme pour venir à bout d'un fort et s'achève sur le recours à la même arme, destructrice, mais qui se retourne contre l'initiateur. Or ces scènes de vagues fonçant sur les rizières, entraînant les maisons et les gens, par leurs cadrages, rappellent celles que nous avons tous vues. De sa progression au paysage qu'elle laisse dévasté aux plans de générique de fin qui montrent les rizières à nouveau exploitées, les outils et les décors de la modernité qui existent en ces lieux qui avaient pu un moment donner à croire advenue la fin du monde, tout cela fait du film une invitation à redécouvrir l’histoire : elle offre des exemples pour reconstruire le présent, aussi bien qu'elle incite à ne pas se tenir prisonnier de ce qui est figé.

Kazoku no kuni de Yong-Hi Yang

Le même cinéphile cité dans la critique de Kono yoru no samurai avait apprécié des aspects du film de Yong-Hi Yang, mais en sentant que trop d'éléments culturels étaient tenus pour sus par la réalisatrice, en sorte qu'il avait le sentiment en le regardant que des références lui échappaient. Le jeu des codes culturel et cinématographique dans la réception d'un film constitue un des mes sujets d'attention depuis mes débuts d'analyste. Aussi une telle remarque éveille-t-elle davantage mon attention, alors que je m'apprête à aller voir un film qui est un de ceux qu'à lire le synopsis j'avais le plus hâte de voir. M'y incitaient les articles élogieux lus à propos des documentaires antérieurs de la cinéaste, la rencontre des thèmes du racisme et de l'utopie. A priori, sur la foi du résumé du film, mon indentification irait à la fille qui, d'autant plus qu'elle lui voue de l'affection, vibre de colère devant l'entêtement idéologique du père (cela croise la Junko du film de Gagnon devant la rigidité idéologique de Pierre).
Qu'en est-il, le film reçu?
J'ai dû d'abord combattre une irritation devant les soubresauts de l'image, surtout dès qu'un déplacement de caméra s'approchait d'un visage et en remplissait le cadre: peut-être, et alors à juste titre, la cinéaste a-t-elle ainsi voulu éviter le joli à propos d'une histoire où il serait intolérable. Mais le retour de ces soubresauts me distrayait. Toutefois, la cohérence du choix de la caméra à l'épaule avec les autres décisions esthétiques ont eu raison de mes hésitations.
En effet, ces choix sont au service de l'indignation impuissante de la cinéaste devant une situation, celle des 90,000 expatriés en Corée du Nord, interdits de retour, à moins de raisons spéciales. Leur drame se concentre sur ce Sungho, qui est coincé entre le souci de protéger son père (souci évoqué dans la narration) et celui de faire de même pour son fils (préoccupation supposée évidente pour le spectateur, et donc jamais mentionnée comme telle).
Ce sont les gens, et très discrètement leur cadre de vie, qui intéressent la cinéaste. Elle suppose donc que le spectateur comprendra comment un seul coup d'oeil sur un étal de fruits ou légumes, un seul panoramique sur un carrefour, fut-ce, à l'échelle d'une ville japonaise, celui d'un quartier modeste, puisse souffler le héros. Si, par le voeu de son fils, il rappelle la pénurie économique, ce n'est pas à propos de l'essentiel: il veut un ballon de soccer. Pas essentiel? La Corée du nord est justement une société où il n'y a pas de jeu.
La soeur du héros offre la contrepartie du frère. Révoltée contre le père, elle crie sa haine du régime dont il est le gardien. Tous les comédiens nous donnent le sentiment d'être saisis comme personnes réelles, non comme des acteurs. Cela est dû à cette caméra mobile, avec son passé associé au documentaire. Cela provient aussi d'une tendance à modifier notre perspective moins en coupant souvent qu'en ayant recours au déplacement de la caméra de manière à préserver le flux du jeu, mais aussi pour mieux embrasser les personnages.
Par la figure du cercle, tantôt exécuté par les comédiens, tantôt par la caméra, l'enfermement des héros dans la poigne du régime dictatorial se trouve insinué en moi.
La cinéaste ne se réfère pas au côté du Japonais qui aime les couleurs vives, les objets rutilants, elle suit une esthétique plus ancienne et réservée, saturant les couleurs. Par là, s'exprime tout à la fois l'idéal de sobriété du père et la conséquence ultime de l'application impitoyable de la logique de l'égalitarisme.
Il faut entendre le gardien de Sungho, chargé d'épier ses gestes, devant le luxe de l'hôpital, dont il demande s'il est un hôtel. Il inscrit jusqu'au Japon la paranoïa de son régime en prévenant la famille Yun que la police japonaise surveille peut-être ses membres, ce que rien ne nous indique dans le récit. En revanche, il est là, tapi dans son auto, comme un sous-marinier aux aguets, il est là, silencieux, inflexible, rappel, avec la saturation des couleurs, de la manière dont le régime nord-coréen s'empare des esprits.
Les scènes d'intimité se passent dans la retraite de la nuit, lorsque le frère et la soeur jasent avant de s'endormir. Ce que Sungho dit alors montre à quel point l'enfermement est intérieur, intégré. Facteur de survie, que le silence!
Telle est l'ironie de l'Histoire: cet homme que le régime accepte de renvoyer temporairement au Japon pour qu'il se fasse soigner une tumeur, est venu en Corée, société du silence, en quittant une société où la réserve est tenue pour une vertu, pour répondre aux injonctions du père. Quelle émotion ai-je senti devant l'hommage de Sungho à celui qui, d'une certaine façon, le condamne depuis 21 ans.
Si les femmes savent prendre avec le rire les intransigeances rituelles du père, elles ne libèrent pas ainsi toute leur colère. Et la mère réagit avec réalisme, là o lùa fille répond en personne habituée à savoir vouloir: elle le fait d'une manière qui pourrait desservir son frère, son neveu... Car le chantage émotif, la manipulation sont aussi au coeur du drame.
Il est troublant de voir présenté un récit dont le Créon (dominant les photos des membres de la famille, à deux reprises, celles des dictateurs, père et fils...) marque l'aboutissement d'une révolution faite au nom de l'égalité, et l'Antigone défend le jeu, la possibilité de se singulariser.
Elle exaucera la prière de son frère... en marquant son choix par celui d'un objet qu'il aimait, symbole de l'Interdit absolu: aller où on veut.
IL est saisissant de voir ainsi représenté en plein Japon une Corée qui ferait bulle. En attendant d'avoir accès à cette fiction détonante, le lecteur curieux pourrait lire le roman d'espionnage de Kim Young-ha, L’Empire des lumières, paru chez Picquier poche en 2011.

Boku no naka no otoko no ko de Shoji Kubota

Le titre en caractères romains laisse entende que otokonoko serait une petit garçon. Mais son écriture en caractères (kanji) donne le sens de fille. Ainsi même le Japonais sera surpris par rapport à l'usage le plus fréquent de l’expression : le travestissement joue donc dès le titre.
Voici le film le plus achevé des trois que Shoji Kubota a présenté en divers FFM. Il s’agit d'une invitation à célébrer le jour, mais aussi à savoir s'affirmer. Le thème convient à tous les états possibles. Il est associé cette fois à la découverte par Kensuké du travestisme, manière par laquelle cet homme moqué de ses collègues, houspillé en entrée de récit par sa patronne, sort du statut d’hikikomori, reclus volontaire dans sa chambre. Si le travestisme marque son retour à la lumière, il n’est, de lui-même, ni salut, ni problème, ainsi que le découvrira le spectateur.
Lumière! Surexposée en toutes les situations où la vie sociale diurne est impliquée, elle s’assombrit dans l’antre du héros, mal avec les autres et lui-même. Le fait qu'il s'attache aux sites de CD annonce son retour au réel, ces sites étant en effet, par le cadrage serré dont ils sont objets, et la surexposition dont sont entourées les lettres des courriels, indice du retour... à la lumière, i.e. à une vie en relations.
CD? Si vous pensez qu'un CD party en est un où on écoute des CD, vous découvrirez que les initiales renvoient à Cross dressing, emprunt à l’anglais comme souvent pour ces activités où s’exprime, au Japon, le désir de s’affirmer. Si Kensuké (interprété par Naoki Kawano) trouve enfin une communauté avec laquelle il peut être à l'aise, s'il s’excuse auprès des siens pour les inquiétudes que son isolation a causées, la réconciliation avec la soeur n’entraîne pas celle avec le père nécessairement.
Quelle place occupe-t-on dans le monde, de quelle façon s'y tenir? Kubota me paraît hanté par ces questions, si j’en juge par sa tendance ou prédilection quant à la place de la caméra : droit devant, légèrement plus haute que l’on en a l'habitude, cette hauteur connote moins écrasement, dépression ou menace qu’elle ne lui permet de montrer le vide entre les personnages et dans le décor : même les objets choisis ont un côté lisse qui suggère l'absence. La prise de son donne quasi l'impression que nous le voyons traverser l’espace ! Le cinéaste nous entraîne ainsi dans le sentiment de solitude du héros.
Lumières aussi des affiches de néons, des lieux de socialisations, par hasard justement lieu de rédemption par le travail pour ce héros parasite jusque là. Lumière égale des intérieurs, là où le héros est à sa place, puis retour de la surexposition, cette fois avidement recherchée, comme si elle traduisait l’exposition affirmée au regard d’autrui, dans son existence de travesti. On notera que la caméra posée, en plans longs, fait place, au moment de la première révélation de tels lieux, à un montage en plans serrés, brefs, comme en échos de ces scènes d’appétit retrouvé : sortie de chambre, en sourdine, pour manger un dessert, dégustation d'une banane.
Des épisodes comiques ponctuent ce portrait attachant d'une famille et de son mouton noir. Le générique de fin nous tient loin du nihilisme, de l'hypersensibilité au regard d’autrui du héros en début de film.
Ma foi, on est en bonne compagnie pendant les cent minutes où nous sommes priés de voir au-delà des costumes, tout en sachant les apprécier!
Se travestir un moment, se prendre pour un autre sans nuire à personne, ne serait-ce pas aussi une définition du désir non seulement de l’acteur, mais aussi du spectateur ou lecteur de fictions ?
A chacun, laisse entendre Kubota, de reconnaître ce qui le fait jouer, le rend enjoué, et donc lumière pour ses proches.

B/W Foxes and the Cave of Light de Kiyoshi Endo

Avec Les renards n/b et la Caverne de Lumière, Kiyoshi Endo nous propose un conte, dont l’esprit n’est pas sans parenté avec le film de Kubota. Du conte, il offre le merveilleux. D’abord, par référence à un renard guerrier, mais ce merveilleux relève de la légende en ce qu’il ne s’agit pas d’un esprit, mais bien d’un être humain masqué en renard. La féérie, en revanche, repose à un premier niveau sur le choix d’une grotte ou plutôt d’une enfilade de grottes et ravins, sans doute bien naturels, mais qui, à la fois par le nombre des stalactites et des stalagmites et par le fait que le tout est filmé en noir et blanc, étonne.
La couleur, autre élément permanent de fantaisie, n’apparaît qu’en présence du jeune héros, gamin aux cheveux blancs, adopté par le héros masqué aux cheveux noirs. La couleur d’une, puis plusieurs pierres, celle du décor dès lors que le gamin se trouve parmi des gens qui l’aiment, voilà ce qui à la fois constitue l’élément contemplatif féérique et le sens par lequel Endo rejoint l’appel de Kubota.
L’apparition de la couleur se conjugue au recours à la prière, elle-même, de ce fait, source de magie. C’est d’ailleurs le point faible de ce récit d’aventures que d’être une suite de tableaux où l’action propre du héros procure vite satisfaction. Aux combats initiaux enchaînés sans suspense, succède sans doute le duel plus élaboré avec le maître des ravisseurs de l’enfant, et cela permet de mettre en évidence la souplesse acrobatique du héros masqué. Mais le film constitue plutôt une suite de moments poétiques qu’une action dramatique, film plus charmant dans sa candeur qu’envoûtant.
Demeure une profession de foi d’artiste aux pouvoirs régénérateurs de la création. Car celle-ci fut-elle temporaire en ses effets, comme l’apparition de la couleur dans le monde, du moins ne peut-on nier qu’elle ait été, et donc qu’elle puisse revenir. En cela, Endo partage l’espérance d’Inudo et Higuchi dans cet autre film d’aventures qu’est Nobô no shirô.

Konshin de Yoshinori Nishikori

Les productions Izumo nous invitent à découvrir un chapelet d'îlets dans la région de cet ancien sanctuaire dont le nom s'écrit avec les caractères signifiant descente du ciel. Et c'est d'avion, d'entre les nuages, que nous voyons d'abord l'île principale, sans signes de présences humaines. Des animaux ensuite, dont deux bovins en lutte. Ainsi s'ouvre comme un documentaire cette fiction qui met en scène Hidéaki, îlien qui a fui son île natale pour y revenir, s'y refaire un nom, et surtout s'y enraciner à nouveau. À la nature hostile par ses typhons et tsunamis, le réalisateur oppose la nature nourricière, des dons de laquelle la communauté sait rendre grâce. Le rituel du sumo tel que pratiqué ici, loin de la télévision, répond à cet esprit de prière.
Au départ, avec sa voix off, douce certes, mais qui nous explique le sens du rituel, avec surtout cette musique, seul élément du langage cinématographique que le cinéaste n'utilise pas avec parcimonie, avec ce tour des lieux, nous pourrions nous croire effectivement dans un documentaire de facture classique, agréable mais point prenant.
Or la fiction offre plus. Saluons d'abord la direction des comédiens, qui s'expriment avec retenue, et se mêlent aux îliens pour donner à la langue sa musique propre. L'enfant m'a séduit, la comédienne Ayumi Ito m'a rappelé par moments Setsuko Hara, comme si elle était une de ses petites-filles. Le comédien Sho Aoyagi, loin d'avoir la taille qu'on voit au sumotori, donne crédibilité à cette pratique locale, où les gens du lieu se font une fois tous les vingt ans sumotori.
En outre, le réalisateur dose le choix des cadrages de sorte que la fluidité du rythme l'emporte sur toute velléité expressionniste. De rares gros plans soulignent l'importance du corps (mains): le titre est composé de deux caractères, l'un désigne l'esprit de concentration, l'autre le corps physique. Et tous les types de cadrages servent ici la mise en valeur des corps en exercice, au travail, en souffrance.
Cette maîtrise me fait regretter que le réalisateur n'ait pas, me semble-t-il, fait confiance aux spectateurs autant qu'à ses acteurs dans le choix de la musique. Au lieu de nous en proposer des bouffées, il en atténue la valeur expressive en lui faisant couvrir la totalité de scènes déjà éloquentes par le choix des autres éléments. Il est vrai qu'il renoue avec une tendance du cinéma (de la Shochiku des années cinquante): appuyer en les rapprochant en dernière partie les scènes de climax émotionnels grâce à ses personnages secondaires.
Le passage du documentaire à la fiction se trahit par un autre aspect qui m'a gêné au début, pour se faire oublier sitôt que le réalisateur se repose sur la présence des acteurs et sa propre capacité de contemplation: je veux parler de cette façon de créer le mystère quant à ce qui explique le rapport entre Tamiko, sa nouvelle compagne, et Hideaki, entre une femme qui semble la seconde épouse du héros et sa fille de ce qui semble être un premier lit.
Au départ, les indices me font croire que cette Mari est défunte, puis je n'en suis plus si sûr, à cause du style de montage adopté, avec un bien léger dégradé de luminosité entre scènes remémorées et celles qui sont censées se dérouler dans le présent du récit. Une fois les choses en place toutefois, ce parti pris d'entrecroiser passé et présent sert la dramatisation en rappelant que le corps concentré n'est pas seulement celui du lutteur, mais celui de toute la communauté qui appuie en l'entraînant, le houspillant, l'encourageant leur héros. En outre, c'est avec tout son passé familial que chacun lutte, l'un avec la figure héroïque d'un père auquel il ne doit pas se montrer inférieur, l'autre avec celle d'un père avec qui il est en froid.
Yoshinari Nishikori me paraît avoir l'étoffe d'un contemplatif, qui aurait croisé un Yoji Yamada. Mais il me semble perdre sa force poétique à cause de son affection pour le mélodrame. i.e. le rapprochement rapide de scènes où les personnages sont à un point tournant.
Faire partie de la communauté, remonter jusqu'aux racines: Nishimori rejoint ici bien des cinéastes dont l'oeuvre est présentée au FFM. De la nécessité d'assumer ses dettes, aussi bien monétaires que, et surtout ! morales, à celle d'oser s'exprimer, en passant par celle du deuil, Yoshinari Nishikori m'aura invité ainsi à revoir une île où je fus heureux, à retrouver ce sens de la continuité des cultures locales qui fait de chacun un élément d'un tout antérieur à sa naissance et qui devrait se poursuivre après sa mort. Si, toutefois, ce sens de reconnaissance de la grandeur de la nature, se double de celui que notre communauté est une île parmi d'autres.
À ce titre, la cérémonie du générique de fin n'est point simple accomplissement de l'aventure sentimentale du héros, mais bien signe de sa réintégration dans sa communauté, cérémonie inscrite dans le sanctuaire des dieux.
L'apparent documentaire, dont on découvre que la voix off était celle de la protagoniste, l'absorption des informations relatives à la tradition de la lutte, même mes propres insatisfactions notées plus haut font du spectateur le double temporaire d'Hidéaki. Comme lui il est invité à réapprendre, comme lui à chercher à s'intégrer au fil du récit, et à revoir, qui sait, quelques souvenirs des îles-de-la-Madeleine ou de ce qu'on lui en a dit, voire quelques fêtes de voisinage: l'enracinement ne vient pas tant de l'idée qui ne fait que la désigner que de relations singulières, de temps pris avec les gens.
Aussi n'est-ce pas un hasard que ce retour à trois reprises, en gros plans, d'une horloge! Le jeune cinéaste rejoint ici le propos du plus vieux, Furuhata. Et de Gagnon.



Itai - Asu e no tôkakan de Ryoichi Kimizuka

Royichi Kimizuka sait nous intéresser au singulier par le singulier. Le tsunami et ses suites ont eu une telle ampleur qu'il pourrait sembler plus opportun de parler de la tragédie que du film. Mais c’est bien de celui-ci qu'il me faut rendre compte. Et c'est bien en nous invitant à épouser le rythme des réactions de quelques personnages que le réalisateur parvient à nous rendre sensible quelque chose de l'effet des jours qui ont suivi le tsunami du 11 mars 2011, de leurs résonances sur la manière dont les protagonistes ont été transformés.
D'abord, il nous fait grâce aussi bien de la secousse principale que du tsunami; en revanche, les répliques du tremblement de terre provoquent ces oscillations, grondements qui interrompent les secouristes dans leur travail, entraînent l'interruption de courant, maintiennent tous sur le qui-vive. Nous partageons celui-ci du fait de déplacements de caméra assez rapides sur le plancher de la morgue improvisée, de cadrages de visages avec leurs contusions et la boue qui les noircit, à cause aussi du mouvement à l'intérieur des plans, tous facteurs qui contribuent â notre sentiment de brièveté des plans, d'une surcharge d'informations et de décisions et de constats à orchestrer, tandis que de l'extérieur des locaux de la morgue, le monde manifeste sa présence en sonneries de sirènes.
Le réalisateur, en entrevue, attestait de son désir de rendre ce ton du reportage : non seulement s’est-il inspiré du récit d’un journaliste, mais encore a-t-il lui-même fait enquête. Et ce ton du reportage aurait dicté son choix d’éclairage ambiant, sans appoint.
L'accumulation de débris, puis de cadavres, la disposition des corps jetés  au début comme au hasard, l'absence de vide en ces lieux d'ordinaire rangés rappellent la puissance chaotique du séisme. On lui oppose une volonté de propreté qui s'exprime d'abord par l'introduction de numéro pour identifier les corps, puis l'invitation à les disposer en rangées, puis celle de rapprocher les cadavres de personnes de même famille, puis le soin porté aux membres des défunts, massés pour les assouplir. Mais surtout l'efficacité qui pourrait pousser à être trop empressé est tempérée par un appel au respect lancé par un retraité, ex-employé de salon funéraire, qui se propose pour accompagner les morts et leurs survivants dans ce moment de recherche des disparus et de derniers adieux. Aiba s'adresse aux morts, et ce faisant, s'il comble une immense peine secrète, il apaise la culpabilité immémoriale des survivants, des proches honteux ou de n'avoir pas été là ou d'être encore, sans le mériter.
Colère, prostration, rires, chacun en retrouvant un disparu trahit un aspect divers de son rapport au mort comme à la vie.
Peu de plans d'ensemble de la nature, JAMAIS de la mer, mais en contre plongée d'une cime de montagnes ici aux arbres dépouillés de feuilles, là recouverte de conifères sous la neige. Très peu donc de cet ensemble naturel dont le séisme pourtant manifeste la puissance sous-jacente. Autant y-a-t-il de plans de l'ensemble de la morgue, dont le désordre et la saleté initiaux le cèdent à la multiplication de cercueils de bois, lignes droites rompant avec le brouillage des couvertures ou enveloppes d'abord utilisées. Mais cet ordre revenu permet seulement de mieux s'occuper des gens endeuillés.
Car faire quelque chose pour surmonter le sentiment d'impuissance des bénévoles comme des proches des disparus apparaît comme un impératif. Parler aux morts, les habiller, les maquiller, parler aux éplorés, les faire parler, respecter leur silence: le rythme du montage nous y engage, favorisant notre identification aux bénévoles.
Car telle est aussi l'intelligence de cet hommage aux victimes, vivantes comme mortes, de cet appel aux absents que nous sommes: il débute en nous attachant à des personnages qui N'ONT PAS VU le tsunami, le découvrent en ses effets par le témoignage de ceux qui, littéralement, reviennent du front.
Et c'est bien à un général qui attend les échos de la bataille, en réalise l'ampleur que fait penser Aiba, assis, air de quelqu'un qui verrait en lui-même quels désastres ou quelle fureur? Vers lui soudain fonce la caméra, tandis qu'une musique gronde et nous laisse dans l'ignorance de ce que pense alors le protagoniste. Nous prenons mesure de notre ignorance devant l'intensité d'un séisme émotif tout intérieur, comme si l'homme était sous le coup de répliques successives, sans cesse reprises.
Bénévoles eux-mêmes dans l'attente, ou découvrant parmi les corps quelqu'un qu'ils connaissent, le médecin, le dentiste, leurs assistantes, l'étudiant qui ne croit plus pouvoir tenir, les manutentionnaires malades de cauchemars ou de souvenirs : nous sommes eux, le temps de ce film, renvoyés à penser à ce qui donne prix à notre vie.
Toutes les générations se rencontrent ici. Aiba éclate à la fin, mais parvient à exprimer le choc que cette expérience nouvelle provoque en lui. Déjà sensibilisé à la solitude des vieux laissés seuls dans leur agonie ou leur mort, et qu'il avait pris l'habitude de remercier, cette compassion l'inspire, dans son élan d'humanité, à préserver cette attention au besoin de paroles, de reconnaissance (en tout sens du terme), alors même que le nombre de cadavres réclame efficacité, donc précision et rapidité.
Que sont devenus ces gens, que faire de ce qu'on apprend d'une telle expérience, et que seront pour les gens de la ville de Kamaishi les jours qui suivent ces dix là ? Kimizuka les évoque ici sans jamais imposer une forme apparente au film, mais en approchant lieux et comédiens de telle sorte, que, fidèle à ce que furent les conditions du drame, le jeu des formes semble découler de ce qui est filmé plus qu'il ne s'imposerait à ce que la caméra cadre. Jamais distraits sommes-nous des enjeux, de ce qui traverse, mystère inclus, les visages, les corps courbés, las, affamés.
Le film éclaire avec force la façon dont notre manière de traiter les morts trahit ce que nous pensons de la vie, de nous-mêmes.


Tsui no shintaku de Masayuki Suo

Suo aime bien les personnages qui se trouvent placés en des situations où ils doivent faire preuve de ce qui semble le plus opposé à leur tempérament ou à leur expérience. Maladroit, femme, intello devenus lutteurs de sumo improvisés, timide et renfermé se passionnant pour la danse sociale, femme incarnant le rôle de Chaplin. Cette fois, la femme médecin Orii, entraînée à sauver les vies, pas seulement à apaiser la douleur, se voit priée de mettre fin à ses douleurs par un patient, Égi, qui endure, en effet, stoïquement l’endurable, mais refuse l’inutile souffrance, celle qui n’ouvre sur aucune perspective de guérison.
Dans ce duo, qui soigne qui ? Et le manque d’air peut s’entendre de bien des façons, comme le découvre le spectateur engagé, avec ses propres souvenirs vite éveillés, dans ce récit qui fait écho à bien des films ici commentés : comment finir, pourquoi continuer, quel rythme adopté ?
En artiste, Suo écoute le monde, et, nul doute, s’intéresse à ce qu’écrivent sociologues, philosophes et médecins. Mais son métier n’est pas d’ajouter à leurs études : il nous donne plutôt à entendre, à partir de ce qu’il perçoit et de ce qu’on tient pour su, le rythme auquel nous sommes exposés, comment s’ordonnent en nous nos divers savoirs.
Et il le fait de manière bouleversante. Les gros plans reviennent sur des objets toujours signes de notre désir de contrôle : fiches d’inscription, journal de maladie, seringues, tubulures et cathéters, instruments chirurgicaux. Mais ce désir de précision et d’efficacité peut bien lui-même nous garrotter, ainsi que le confirme le dernier gros plan d’un objet.
Les travellings servent moins à accompagner les personnages dans leur déplacement qu’à survoler tous ces objets dont nous entourons notre désir de préservation, et de contrôle toujours. Mais au terme du déplacement de la caméra se trouve le personnage confronté à une décision, dans l’incertitude.
Un dernier déplacement de caméra, interrompu par un plan du procureur qui cherche à inculper de meurtre la médecin, nous approche du moment où Orii va exprimer le complexe d’émotions et de pensées en interaction que ce procureur essaie de réduire au schéma des définitions légales.
Sous les cerisiers en fleurs, au début, Orii s’en va, nous allons découvrir où au plan suivant. La vitalité associée au rosé des cerisiers se trouve estompée.
Si j’en juge par la scène vue en salle, celle de l’agonie, le cinéaste s’appuie sur les teintes pâles caractéristiques des hôpitaux (bleu pâle) pour adoucir l’âpreté de la situation. Mais que le noir (des cheveux, des objets relégués à l’ombre) exprime de vigueur, et que sur le fond blanc (des sarraus, des draps) ressort le rouge ici des cordons des badges, là de la ligne de sang qui coule dans les tubulures ! Et qu’est vif ce rouge des fleurs, et comme il est juste que cela même qui dit le plus fragile des vivants, la fleur, crie par le rouge l’incroyable force de la vie en elle ! De là que l’agonie soit si dure, de là la conscience qu’au terme de la vie, encore et encore celle-ci demande un souffle…
Le recours au jeu de l’avant et de l’arrière–plan par la modification de la mise en foyer, ajoute une possibilité à la palette de l’artiste en quête de rythme. Outre les degrés de luminosité, aussi subtils que ceux de nos motivations, outre le déplacement de la lumière animatrice de notre regard, éveillant notre attention non à elle-même, mais à voir en traits plus nets telle chose jusque là réduite à sa fonction, Suo orchestre par le jeu, tantôt fluide, tantôt rigide des lignes, notre sens de libération ou d’oppression.
L’environnement naturel, nonobstant ce qu’annoncent les images d’ouverture et le retour de plans de la mer, est assez peu présent. L’est-il, c’est pour accompagner l’imploration du patient Égi à Orii de décider du moment de mettre fin aux traitements. C’est le long d’un fleuve qu’il avoue son désir de rejoindre ce point où le ciel rejoint la mer, i.e. en somme celui où les parallèles se rencontrent.
Or ce lieu de marche, où il aime aller quand il se sent bien, fait face à une constellation de cheminées, qui donnera au film son dernier grand paysage. Avec à l’avant-plan un arbre mort. Reviennent en échos des tubes pour les soins, des images de tuyaux de ventilations, comme des viscères exposés. Artères métalliques… Or Égi souffre d’asthme, maladie où l’environnement joue un rôle…
Si la musique, à petites touches, se fait d’abord porteuse de douceur, en contrepoint, puis plus loin en amplification des données visuelles, elle exprime ailleurs l’angoisse. Mais toujours elle projette le spectateur dans cet élan vers l’insaisissable qui possède le protagoniste.
Les bruits de mécanique rompent quelques fois ces bouffées de musique.
L’ouïe joue un rôle central dans la narration, tout comme la notion de rythme. Courbes dessinées, électrocardiogramme, pauses entre les soupirs, c’est bien le rythme qui aide les médecins à déterminer l’état du patient. À ces notations sonores, ajoutez le jeu avec les répliques, avec sa cadence elle-même soumise à celle des corps, et vous partagerez peut-être avec moi ce sentiment de descendre jusqu’à ce point où nous sentons notre psychè parcourue d’ondes. Contribue à cette impression la récurrence de ces plans de mer en mouvement, vagues hurlantes, mer jamais calme, ondes relayées par les vertus du montage à celles laissées par le vent dans des draps blancs.
Ondes enfin d’un air de Puccini ou d’une berceuse.
L’air de Puccini provoque en Orii une réaction dont je ne crois pas être le seul à la recevoir de telle sorte que le personnage semble s’identifier à moi, imiter mon action, plutôt que l’inverse ! Ce qui nous place à égalité avec elle quant à la réception de son sens, et donc, maintiendra notre identification à Orii quand elle découvrira la portée de cet air.
L’ensemble de la narration est fait, en dialogues, de mini-récits, dont certains didactiques. Ceux-ci sont en mots l’équivalent des plans d’objets. Précision en morale, en loi, en médecine ne prend pas la même forme, et l’oubli de cela laisserait échapper la complexité du réel, les limites de nos moyens d’appréhension, la nécessité d’être à l’écoute non seulement des formes extérieures, mais de ce qui parle en nous, souvent recouvert des bruits et propos surgissant de toutes parts, comme si tout le réel nous pressait de tenir un perpétuel conseil de guerre.
Tamiyo Kusakari, dont l’expression du visage, plutôt sombre et pleine de retenue, cache une énergie qu’elle libère en actions, Koji Yakusho en malade souriant, scrupuleux observateur de sa maladie, comme si elle était une colocataire, condensent par leur jeu celui des rythmes divers dont Suo, par son œuvre, nous invite à reconnaître l’action en nous. Quel rythme ? Celui du corps humain, qui cherche à s’échapper en esprit, mystérieusement doué de cette capacité à sortir ou sembler sortir de sa matérialité pour changer d’état, un instant, comme l’exocet à sortir de l’eau, à traverser les airs l’espace de quelques secondes.







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