Our Homeland (Kazoku no kuni) by Yang Yonghi
par Claude
R. Blouin
Avant
de voir les films
La
36 ième édition du festival des films du monde de Montréal annonce
la présentation de neuf films japonais, plus un court, ainsi que
celle du film du Québécois Claude Gagnon, Karakara,
tourné à Okinawa et cofinancé par le Japon.
Les
résumés de scénarios trahissent une sélection sensible au thème
du deuil, incluant celui de l’euthanasie : Anata
e, Yoru
no samurai,
Tsui no
shintaku.
Ajoutons-leur
une évocation des dix jours consécutifs au tsunami, du point de vue
des employés d’une morgue : Itai :
asu no tôkakan.
Un
récit nous reporte à l’époque des guerres civiles avant le
régime des Tokugawa, au 16ième
siècle : Nobô
no shirô.
Un autre nous rappelle, de façon, lit-on, à renouveler son mythe,
la figure attachante de l’amiral Yamamoto : Kengô
kantai shirekôkan : Yamamoto Ishiroku.
Mes
souvenirs nippons se raviveront au récit qui nous permet de visiter
l’île d’Oki et de prendre connaissance de sa tradition du sumo :
Konshin.
Le
sort des Japonais d’ascendance coréenne, aussi bien que la
dynamique familiale : affection et indépendance, trouveront
échos dans Kazoku
no kuni.
Sauf par son titre, qui annonce une œuvre intimiste, une
confrontation entre adulte et enfant, avec ce renvoi à une petite
fille intérieure, Boku
no naka no otoko no ko
garde son mystère.
Il
faut s’attendre à reconnaître des échos du tsunami, voire de
Fukushima, mais un seul film s’annonce comme spécifiquement voué
à ce contexte. Toutefois, rappelons que selon l’organisme
Unijapan, la destruction de certaines salles, la fermeture pendant
longtemps de beaucoup d’autres à cause du rationnement de
l’électricité dû à l’arrêt des centrales nucléaires,
l’interruption de tournages ont marqué 2011, et contribué, bien
que ce ne soit pas le seul facteur, à expliquer la chute de profits,
la baisse du nombre de spectateurs.
Ce
qu’il m’intéresse de découvrir ici, c’est la représentation
d’eux-mêmes par les Japonais,
telle qu’elle se révèle par le choix des divers éléments du
langage cinématographique. Cela entraîne la nécessité de donner
des exemples : il se peut qu’une personne qui se dispose à
voir le film préfère garder la surprise de ces éléments, sans la
référence auxquels en revanche ce journal de ce qui vient me
toucher en cours de visionnement n’aurait pas de sens. Ces
personnes trouveront à lire cet article, après avoir vu le film, de
quoi revisiter leur expérience.
Les
seuls aspects retenus ici du film de Claude Gagnon seront ceux par
lesquels le regard du Québécois entre en résonances avec les
thèmes et la manière de les aborder des films japonais analysés
ensuite.
Bilan
En
cette année olympique, il m’a paru bon de résumer l’aspect
critique de mes analyses par un palmarès. Médaille de bronze,
Kazoku no
kuni,
médailles d’argent, ex-aequo, Itai :
asu no tôkakan
et Boku no
naka no otoko no ko,
médaille d’or, qui n’aurait pas déshonoré la section
Compétition, Tsui
no shintaku.
Ces
films tiennent ce rang parce qu’ils me semblent ceux qui ont le
mieux intégré mes attentes de cinéphile, d’amoureux de la
culture japonaise et d’homme en quête de lumières sur le rythme
qui nous possède. Ceux et celles qui trouveraient trop long à lire
sur internet cet article, pourront aller aux analyses de ces films
pour saisir comment s’ordonnent ces trois attentes.
Les
films de Kimizuka et Suo ont été vus sur un écran télé aux
couleurs mal calibrées : j’ai pu comparer avec la version
cinéma pour la scène de l’agonie de Tsui
no shintaku,
mais Itai :
asu no tôkakan
échappait à mes possibilités de visionnement en salle. Leur
analyse esthétique est donc limitée relativement au rôle de la
couleur : leur force s’est imposée à ma sensibilité malgré
cela.
Mais
le lecteur pourrait avoir des intérêts plus spécifiques, et chacun
des autres films devrait rejoindre une catégorie du public :
Anata e
devrait toucher les spectateurs intéressés par le côté japonais
et qui goûtent ce qui a saveur douce. Kono
yoru no samuraï
retiendra l’attention de ceux qui sont surtout attentifs à la
manière dont on peut recourir aux éléments du langage
cinématographique. Nobô
no shirô pourrait
séduire les amateurs de récits d’aventures historiques, tandis
que ceux et celles qui recherchent davantage l’interprétation de
l’Histoire se passionneront pour Amiral
Yamamoto,
récit conté de manière classique et efficace. Enfin, les esprits
contemplatifs, et tolérants pour le récit qui ne dédaigne pas les
moments mélodramatiques, devraient apprécier Konshin.
Le
Japon d’un Québécois
Karakara
de Claude Gagnon
Pierre,
retraité en deuil d'un ami, parcourt Okinawa: il écrit, prend des
photos. Ce qui le retient, ce sont les textures des objets
photographiés, voire simplement observés au musée. Il partage avec
Junko, rencontrée par hasard, et devenue sa compagne de quelques
jours, ces photos qui témoignent de sa sensibilité (et de celle du
réalisateur!). En témoigne de même l'intervention de sa voix
tandis qu'il écrit.
Chaque
fois que Claude Gagnon cadre ses personnages en prenant en compte,
comme son héros, la texture des visages (variété des traits et des
émotions, jeu des rides), des mains de tisserandes, des méandres
des branches d'un vieil arbre, de l'écorce d'arbres géants ou de
bananiers, de rochers saisis en travelling latéral, lorsqu'il joue
aussi du contraste entre plantes vues de loin, qui
deviennent comme filées tandis qu'en avant-plan Pierre, chantonnant,
soudain éclate en pleurs, chaque fois, il traduit son sens de la
contemplation et éveille le mien.
Si
Kudô et Arcand défendent avec justesse le texte, leurs soliloques,
reçus avec attention par leur partenaire, m'ont entraîné davantage
que les scènes où la sensibilité à la texture de l'arrière-plan
ou des êtres s'efface au seul profit de ce que les personnages
disent, me privant des connotations que je trouve dans les scènes
qui me touchent par ce qui ressort des gestes et de ce qui entoure le
locuteur.
Ce
sens des textures, Gagnon le partage avec Furuhata, Suo, Kubota,
Kimizuka entre autres.
Il
faut signaler la douceur, voire la tendresse que le supplément de
lumière donne aux plans: cela suggère souvent en d'autres films la
chaleur, évoquée au moment d'acheter un chapeau par Pierre, mais
Gagnon lui donne ici une autre dimension, expressive de son propre
rapport affectueux à ce qu'il filme. Il est intéressant de voir
l’usage symbolique «éclairant» et différent de la surexposition
fait par Kubota.
Depuis
Keiko,
Gagnon accorde toujours une place importante à la recherche par ses
héroïnes japonaises d’une indépendance qui prenne en compte un
désir aussi fort de relations. Mais le hasard ou le choix des
programmeurs aura fait en sorte que son film seul met en scène une
figure de femme, qui soit mère. Les films retenus du Japon
présentent souvent des femmes qui affirment leur résistance aux
conventions, mais toutes ou célibataires ou sans enfant, sauf dans
Konshin,
où la seconde épouse entreprend d’apprivoiser la fille d’un
premier lit de son mari. Kazoku
no kuni,
œuvre d’une Japonaise d’ascendance coréenne, constitue aussi un
quasi huis clos, qui montre la richesse et le poids de la vie
familiale. Mais on pourrait dire que la relation parent-enfant colore
le thème de l’attachement au pays natal, omniprésent.
Notons
que les courbe des mariages et des naissances sont à la baisse, mais
je crois qu’ici le choix des programmeurs révèlent plus leurs
critères prioritaires que l’état de la société japonaise au
cinéma. Ainsi de l’importance du thème du vieillissement, avec
son corollaire la retraite (Anata
e, Itai,
Nobô no shirô,
Kazoku no
kuni).
On
pourrait m’objecter qu’il n’y a pas que le public du FFM qui se
compose d’une large portion de personnes du troisième âge :
le Japon est aussi un des pays dont l’augmentation de la hausse des
vieillards est la plus élevée. Avec le personnage d’Arcand, et
les deux femmes âgées, dont la tisserande alerte, Gagnon prend en
compte cette réalité.
Le
rapport mère-fille déchirant dans un des épisodes de Itai
relève
d’une autre problématique que celle de la conciliation
indépendance/vie familiale ou conjugale, et présente un portrait
tragique de l’ indicible peine d’une mère privée de son enfant.
Le
film de Gagnon capture mon intérêt quand il adopte un ton
élégiaque, le rythme du voyage, scandé ici par le son de
l'instrument à cordes dans sa version locale (shamisen
à peau de serpent ) qui répond aux pièces de tissage en filaments
de bananiers, caractéristique d'Okinawa; là, par des bruits de jets
ou d'hélicos, qui préparent la reconnaissance par Pierre de la
place tenue par l'occupation américaine, précisée par un jeu
d'enseignes en anglais de produits connus chez nous. Par là, le
voyageur embrasse les tensions entre tradition et modernité dans les
styles de vie.
Le
recours au road
movie
s’illustre cette année dans la sélection japonaise par le film en
compétition, et la référence à la nourriture locale comme
artisanat ( dans sa préparation comme dans l’acte communautaire
qu’est le repas) revient en leitmotiv dans Isoroku
Yamamoto,
Anata e,
Kazoku no
kuni. Les
cinéastes se rejoignent dans l’invitation à savoir goûter, c’est
le cas de le dire, le présent qu’est la cuisine faite avec
attention, la communion du repas.
Par
la chanson française qu’il fredonne, voire par son affirmation
relative à l’égalité des hommes et des femmes et par son
pacifisme, par son identification personnelle précisée par une
Japonaise qui ajoute à ses Montréal, Québec, le Canada, Pierre
marque sa sensibilité à ses racines, susceptible de le disposer à
celle des autres. D'ailleurs, il suggère lui-même un rapport entre
son intérêt pour le tissage et la tisserande d'une part, et son
rapport à son père d'autre part.
En
quête de sérénité, Pierre, via l'aventure intérieure de Junko,
qui se surprend à sortir de ses habitudes, va lui-même découvrir
comment le cheminement par la paix suppose le passage par la
reconnaissance ou l'expérience de la violence. Par là, il annonce
les préoccupations d’un Akahori ou même, sur un mode plus
lyrique, d’un Nishikori.
Ce
qui me rattache donc au film, ce sont tous ces moments où Junko et
Pierre, chacun face à lui-même, seul ou en présence de l'autre
silencieux, se découvrent, ainsi que ce qu'il y a hors de ce qu'ils
croyaient connaître.
C'est,
me semble-t-il, que Claude Gagnon est de ces cinéastes
dont le désir de saisir le monde (de faire du cinéma !) se
double d'une capacité d'attente, d'une disponibilité telles qu'il
donne le sentiment de se mettre à l'affût, de nous inviter à ses
côtés à prendre le temps d'attendre ce qui pourra surgir.
Sans
négliger de goûter la vie: quand le cruchon fait karakara,
nous donne-t-il à penser, le remplir à nouveau, s.v.p. Or ce
cruchon qui contient un élément qui tinte, une fois vide, est
typique d’Okinawa, expression encore du souci du singulier auquel
plusieurs des cinéastes japonais – et Junko - nous invitent par la
critique de l’idéologie qui déformerait notre perception de la
complexité du réel et du prix des êtres.
Ce film a remporté le «Prix de la Cinémathèque
québécoise du long métrage canadien coup de cœur du public» et aussi, de la
part de la direction du festival, le «Prix ouverture sur le monde».
Le
Japon selon dix Japonais
Anata
e de Yasuo
Furuhata
Quelle
douceur!
Ken
Takakura est connu pour ses rôles de yakuza ou de
fonctionnaire: homme de peu de paroles, il est de ceux qui la
tiennent. Ici, ancien gardien de prison, devenu instructeur en
menuiserie pour les prisonniers, il montre les qualités
d'attention au travail bien fait, à la précision, qui sont celles
de Furuhata, le réalisateur.
J'ai
craint, à cause des deux ou trois premières utilisations de la
musique, que celle-ci appuierait lourdement ce que jeu des
comédiens, composition de l'image et rythme du montage rendaient
évident: ton élégiaque, douceur, ai-je dit. Mais non! par la
suite, le recours à l'harmonica et à la guitare, propres à la
balade (plutôt ici un pèlerinage), mais surtout l'arrière-plan de
musique de bal musette de la magnifique scène finale, rejoignent le
travail méticuleux de l’ébéniste, qui tire la beauté de la
fonctionnalité de la pièce travaillée.
Ce
sens de la touche délicate s'attache ici au travail du deuil. Le
choix du registre des teintes dans les retours en arrière en
témoigne. D'abord la couleur est estompée par rapport au présent,
le passé ressuscité en teintes effacées se voit coloré d'un objet
encore présent dans la vie du héros. Puis les scènes revécues ont
les teintes de celles du présent en cours, soulignant ainsi
l'immersion du personnage dans son souvenir, non plus flottant sur le
présent, mais accaparant toute son attention.
Urne
de cendres, pot de fleur porte-bonheur de la défunte, avis de
résignation, cartes exprimant l'adieu, les gros plans d'objets
incarnent par ceux-ci le thème annoncé par les citations empruntées
au poète Santoka Taneda. Le personnage savoureux incarné par
Kitano, un soi-disant professeur de lettres, fait à Kurashima le don
d'un recueil de ce poète, premier don de ceux que lui feront les
gens rencontrés dans ce voyage accompli pour répondre au voeu de
son épouse: rendre ses cendres à Nagasaki, son pays natal, à la
mer. Le lien avec le pays natal est évoqué pour l'ancien gardien de
prison, et, à l'occasion du voyage, de Toyama à Osaka en passant
par Takeda et Shimonoseki, on parvient à la ville de l'extrême sud:
l'ensemble du Japon en ses montagnes, côtes escarpées, villes
lumineuses, ruelles, se trouve embrassé par ce périple d'adieu.
Mais
on ne voit pas le héros contemplatif de tous ces paysages: la
sensibilité du réalisateur nous entraîne à retenir ces lieux.
Ceux devant lesquels il nous montre Kurashima en contemplation
concernent plutôt les moments du jour et les vastes ensembles, et,
enfin, les photos d'un mémorial. Ainsi la montée vers les ruines du
château de Takéda, guerrier célèbre, devient-elle, par le miracle
d'un déplacement de caméra, déplacement temporel, qui nous ramène
à un moment où la défunte avait chanté à un festival de musique.
On sait que des paysages où il pose les yeux, le veuf retient
ce qui lui parle des moments chers passés avec son épouse.
Une
galerie de personnages rencontrés puis recroisés rend allègre le
parcours, chacun, par l'expérience de sa part de misère, mais
surtout par sa capacité d'en partager l'enseignement, éclaire la
voie du pèlerin, l'aide à vaincre la résistance à l'oubli,
paradoxalement, nécessaire à l'accomplissement de cet homme de
parole.
Aussi
bien, avec lui, notre voyage géographique se double-t-il d'un voyage
intérieur, et aussi sociologique, puisque nous croisons un
errant inattendu (je ne définirai pas la différence avec voyageur,
cette distinction constituant un des points tournants du film),
professeur, des vendeurs de seiches, des pêcheurs, des gardiens de
prison, et une artiste qui fait le deuil de sa carrière, par
mortification: par là le cinéaste glisse une idée de sa conception
de la finalité de l'art, à laquelle on aurait tort de la
réduire, comme en font foi la suite et son usage des divers
éléments du langage cinématographique.
Encore
une fois, je serais tenté de lui appliquer ce que le héros dit de
ceux à qui les prisonniers confient des messages: le cinéaste est
un pigeon voyageur, un intermédiaire. On peut rêver au fait que,
contrairement à ce que pensait la chanteuse, tous étaient touchés,
même si elle ne pensait qu'à un seul. Mais on peut aussi penser que
le cinéaste donne raison à l'artiste qui croit qu'elle manque de
sincérité et décide pour cela d'interrompre la pratique de son
art. Car tout le récit est une invitation à rester à l'écoute des
gens, mais aussi de ce qui, en nous, se livre combat.
Cet
aspect d’une ronde que prennent les rencontres de Kurashima, point
focal de vies autrement non reliées, reprend ainsi le rythme
narratif du film qui donna, aux dires de l’acteur en entrevue, à
Furuhata le désir de devenir cinéaste : Carnet
de bal
de Julien Duvivier (1937).
La
présence discrète, solide, de Takakura s'ajoute au montage lui-même
fluide, aux rebondissements du scénario, pour faire de Anata
e
une lettre adressée au spectateur, avec douceur, quelques rires,
quelques pleurs. Le film en compétition reprend en fin de FFM
l'essentiel des thèmes et propos des oeuvres retenues dans la
sélection japonaise: attention aux moments dont le prix risquent de
ne nous apparaître que lorsqu'ils ont déjà filé.
Sono
yoru no samurai
de Masaaki Akahori
Masaaki
Akahori, avec ce premier long métrage, manifeste un sens des
ressources du cinéma remarquable. Il le met au service d'une
interprétation des conséquences de l'ennui qui affecterait une
partie de la société japonaise, ici incarnée par les gens qui
entourent Kijima, auteur d'un délit de fuite, qui a provoqué la
mort de l'épouse de Ken, patron d'une petite entreprise de
travailleurs du métal. Ceux-ci forment une communauté, parfois
moqueuse, toujours attentive aux humeurs de ses membres.
La
rencontre avec un cinéphile (plus que nippophile) averti, sorti déçu
de son visionnement, m'a forcé à me demander d'ou venait qu'en
dépit de mes réticences, j'aie pu accueillir ce film en y voyant
des qualités.
Le
coeur des griefs de ce spectateur réside dans l'absence d'émotions
des protagonistes principaux, incluant le mari devenu veuf des suites
du délit de fuite qui a tué son épouse.
Or
il est tout à fait juste que, dès l'ouverture, ce personnage paraît
victime d'une folie que j'ai acceptée comme un fait. Mais peut-être
ai-je été non seulement indulgent, mais même souvent séduit,
parce que je savais qu'il s'agissait là d'une première oeuvre, et
que le professeur de cinéma retraité n'avait point perdu le
souvenir de cette tendance des cinéastes talentueux, lors de leurs
premières oeuvres, à étirer leur argument, ici celui du vide d'une
génération qui est celle du réalisateur.
Souvent
un cinéaste qui porte un regard critique et sombre sur sa
société ne se rend pas compte de la contradiction qu'il y a à
marteler des traits uniquement sombres, alors qu'il manifeste tant de
sensibilité dans le choix des éléments du langage
cinématographique, et surtout dans leur usage. Ce qui, on le verra,
me semble bien le cas ci. Si Masaaki Akahori avait inscrit dans ses
descriptions ou sa narration quelque chose de cette sensibilité aux
ressources de son médium, son film aurait peut-être rejoint cette
zone où un récit a raison de notre instinct de défense...
En
quoi donc l'attention première aux ressources cinématographiques
a-t-elle orienté mon regard?
C'est
une des qualités de ce film que la présence de personnages
secondaires qui illustrent une première strate des difficultés de
la vie en société. Les uns s'indignent pour ce qui semble une
vétille, quand on sait le drame du héros qui les entend ou
l'impulsivité du tueur nonchalant. Les autres, comme le beau-frère
du veuf, témoigne de la capacité d'un être à se dévouer tout en
percevant par quel aspect de lui-même il peut être irritant.
J'avoue
avoir été agacé néanmoins par un élément de scénario: cette
façon de charger le fuyard, au point que pas une scène ne le montre
autrement qu'en petite terreur de son entourage, maître-chanteur de
tous, profiteur invétéré: cela tendait au réquisitoire digne du
film à thèse. Pour exister, de tels personnages sourds aux
conséquences de leurs actes deviennent au cinéma comme des
marionnettes servant à illustrer une idée, ce qui l'affaiblit
toujours. Ici, la thèse ressort avec le témoignage successif des
acolytes de Kijima: que ce soit la figure de la femme qui s'attache à
celui qui la fait chanter, prototype du roman
porno,
ou de l'homme dont la vie est si vide qu'il préfère être battu et
qu'ainsi il lui arrive quelque chose, ils nous imposent l'idée que
le réalisateur aurait voulu transformer le récit en démonstration.
En ramenant fondamentalement à la même cause l'attachement des
personnages secondaires à leur bourreau, Akahori affaiblit l'éclat
d'abord donné par des personnages secondaires contrastés. Mais le
film ne se réduit pas à un film à thèse.
Dès
les plans d'ouverture, on suit un personnage: il reste de dos un
moment, conserve donc le mystère de son expression. Pourtant, on
sent sa tension. La manière dont la caméra se déplace
excelle à nous faire partager la nervosité de Ken. En effet, sa
compulsion ne se traduit pas seulement par les actes: manger du flan,
réécouter le dernier message de sa femme, mais par le tremblement
jamais agaçant de la caméra. Qu'il baigne dans la lumière verte de
son atelier, glauque, ou dans celle surexposée d'un été où va
éclater un typhon, nous voyons en lui l'homme prêt à
l'irréparable, le meurtre annoncé. Ainsi la victime devient-elle
potentiellement meurtrière.
Habilement,
le cinéaste nous présente cet homme nerveux, qui porte dans son sac
un couteau, puis voici une scène d'accident, L'ACCIDENT! Ce qui
pourrait sembler se passer dans un temps continu nous apparaît comme
un flash back, puis, aussitôt, comme ce moment à jamais figé où
la vie de Ken se fixe, présent continué.
Que
ce soit le veuf ou le fuyard, les deux sont sensibles aux odeurs, et
par là révèlent notre commune animalité. Aux commentaires des
proches (la vie continue), aux propos des deux héros (drame dont
l'un ne sort pas, dont l'autre se sent détaché). s'ajoute la
conscience suggérée par le cinéaste de toute une vie inconsciente,
signifiée par le retour discret d'une musique à la fois enveloppant
de tendresse Ken et soulignant, quel que soit le personnage, quand
elle est celle du leitmotiv, l'action de motifs au protagoniste
lui-même inexplicables. Viendraient-ils des mêmes sources que ce
typhon?
Cette
profondeur contribue fortement à réduire mon agacement face au
côté démonstratif pressenti: celui-ci se trouve encore atténué,
puis effacé par ce jeu des trois strates d'échanges: personnages
secondaires, personnages principaux dans leurs intentions, jeu
souterrain des pulsions.
Toute
la fin déborde de la thèse en ceci que Kijima, accusé par Ken, ne
s'en trouve pas plus expliqué pour le spectateur: le cinéaste
constate, ainsi que le confirme la fin, cette scène dont je
ne sais plus si elle est libératoire ou désespérée, le monde
restant inexplicable.
On
notera que Kijima a été pris, a payé, comme on dit, sa peine.
Mais il ne s'est pas livré (ni rendu à la police, ni confié ), il
donne raison au jugement que Ken lui lance au moment du duel. La
confrontation ne s'était jamais faite entre le veuf et celui qui l'a
rendu tel. La caméra ne sera brièvement stable qu'au moment où la
rencontre va s'engager, mais ne le restera pas. Un temps, la boue et
la caméra mobile viendront montrer tout ce qui unit les opposants.
Puis la distance sera reprise, et la parole rendue possible.
Akahori
trouve un ton moderne pour renouer avec une des constantes de la
sagesse japonaise: le respect des choses simples, du travail attentif
comme remède à ce qui nous dépasse, du prix des habitudes, pas
forcément toujours mauvaises, dès lors qu'elles révèlent la
singularité des êtres, mais qui le sont, là où elles servent
notre aveuglement à la richesse du quotidien.
Kengô
kantai shirechôkan : Yamomoto Isoroku
de Izuru Narushima
Oublier
est-il une faiblesse? Une force? À quoi bon l'histoire? Ce thème
est récurrent dans la sélection japonaise des programmeurs du FFM.
Le
titre en japonais précise: une histoire cachée de la guerre du
Pacifique. Avec l'intelligence et l'intrépidité d'Alcibiade, la
préscience et le destin tragique de Nicias (cf. La
guerre du Péloponnèse
de Thucydide), l'amiral Yamamoto connut le destin tragique de voir
ses pressentiments malheureux s'accomplir. Meilleur stratège
japonais du vingtième siècle, en tout cas de la deuxième guerre
mondiale, connaisseur de la réalité des forces de l'Amérique, il
fit obstacle à l'union du Japon avec les puissances de l'Axe. Défait
sur ce point, à lui fut confié le commandement maritime, la
conception de l'attaque de Pearl Harbor, celle de Midway, l'idée de
reculer la ligne de front. Il fut abattu alors qu’au mépris de
l'opinion de ses proches, il allait rendre visite aux soldats de
première ligne. Soucieux jusqu'à la fin de préserver les vies, au
nationalisme conceptuel, impérialiste, il substituait l’attachement
au pays natal, aux rituels quotidiens de repas, au souvenir de la
culture qui avait marqué son enfance et donc l’éclosion de son
sens d'appartenance.
Ce
film constitue un hommage sensible, une invitation à ouvrir nos sens
et notre coeur à la réalité, sans en occulter ce qui contredit nos
représentations et nos rêves. Et l’interprétation de Koji
Yakusho, nuancée, du tendre au stoïque, n’a rien à envier à
celle de Toshiro Mifune, dans ce rôle, en 1968.
Le
réalisateur inscrit l'histoire de l'amiral dans celle de son pays,
mais aussi dans l'histoire familiale et celle du clan dont il
origine. Il ressuscite les tensions entre conceptions de la politique
nationale la plus féconde, de la guerre la plus efficace, de sa
finalité. Ainsi se trouve ébranlée la construction d'une
représentation monolithique de la mentalité japonaise.
Izuru
Narushima, via la vie de l’amiral, signe un essai sur le pouvoir
des mots. Certes il y a des scènes de batailles, mais moins
nombreuses que ce à quoi l'on pourrait s’attendre. Avions en vol,
vaisseaux bombardés présentent moins d’efficacité expressive que
ces quelques plans de cadrans, de jauges d’essence, d’une hélice
qui cesse de tourner: l'importance de la mécanique, de la matière,
de la force industrielle, mantra de l’amiral, se trouve ainsi
appuyée, aussi impérieuse que les vertus morales opposées par les
adversaires de ses conceptions.
Mais
ces scènes de combats et d'objets de guerre le cèdent en nombre aux
plans rapprochés des visages, à ceux des salles de conseil de
guerre. « Je peux bien avoir deux esprits, je n’ai qu'un corps !
» dit l'amiral. Et le corps, visage et main, porte trace des effets
de la guerre, comme de la culture...
La
luminosité filtrée des intérieurs, assombrie bientôt, renforce
l'invitation à s'interroger sur la vie intérieure des personnages.
De là peut-être qu'à partir de la bataille de Midway, la musique «
épique », qui sollicite l’admiration devant les hauts faits ou
l'étonnement devant le gigantisme des événements m’ait paru trop
utilisée, moins efficace que dans la première partie du film. Il me
semble que la musique symphonique et celle du piano orientent, comme
la légende d'un tableau, l'attention du spectateur, au détriment de
l’attitude questionneuse défendue par l’amiral... et le
réalisateur, par ces autres choix esthétiques.
Hors
cette remarque, notons que Narushima conte de manière classique,
sans bouleverser les usages narratifs du cinéma, mais en maintenant
la tension jusqu'à nous émouvoir.
Plus
que les mots, Yamamoto invite à considérer les faits. Et à avoir
recours aux seuls mots justes pour en rendre compte. Film sur les
mots, ai-je dit, les plans récurrents d'articles de journaux, de
pages d'essai, de télégrammes, de lettres entre amis et aimés
ponctuent ce récit et entraînent le questionnement sur la portée
des termes, la part de discours dans la guerre. Voyez ces débats,
dignes des conseils de guerre de daimyo, quand les samouraïs
librement disaient la vérité de leurs conceptions, jusqu'à ce que
le seigneur tranche. Ici, Yamamoto reprend l’essentiel des
objections, les réfute, définit la ligne de conduite sur le ton
quasi de la maxime, n'hésitant pas à invoquer ce propos : Un
samouraï donne un coup de pied à l’oreiller avant de frapper
l’adversaire… Mais ces chefs ont beau invoquer le bushido (pas
dans ce film, il est vrai), les employés de l’ambassade aux
Etats-Unis «frapperont» le dit oreiller une heure après
l’attaque !
Pour
le spectateur condamné à lire les sous-titres, cela pourra paraître
trop d'informations à absorber dans le flux, mais cela pourrait
aussi ajouter au mimétisme du même spectateur, s’ii lit un tant
soit peu facilement, avec la situation de l’amiral!
Car
tous les choix éditoriaux visent, me semble-t-il, à nous amener au
plus près du tumulte dans lequel nous devons malgré tout choisir.
Aussi le génie de Yamamoto tient-il pour beaucoup à son art de la
pause: jeu de stratégie, mais aussi attention prise à la saveur des
plats faits maison. Cela est aussi sa façon d'être Japonais! Plus
que les concepts, ce sont les êtres, les pratiques singulières qui
sont porteuses de sens.
Le
maquillage du réel par le choix des mots élusifs ou ambigus, la vue
de Tokyo bombardée, de la mer toujours mouvante, le retournement de
l’éditeur en chef, du discours jusqu'au-boutiste à l’appui
inconditionnel à la démocratie, le souci de transmission et de
formation de la jeunesse pour la reconstruction du Japon, cela doit
résonner pour les spectateurs japonais de manière très forte, dans
la foulée du tsunami, des incidents nucléaires, de leur rapport
avec les politiques et les journalistes. Défaite trafiquée en
victoire par les politiciens, désir pour le journaliste d'être
leader d'opinion plutôt que simple et fidèle rapporteur des faits,
cela sans doute a crû en intensité suite au 11 mars 2011, au Japon.
Mais
quel Québécois n'y reconnaîtra ses questionnements? Que dire de la
tentation de l’ivresse, celle de choisir enfin, celle de se laisser
porter jusqu'au rêve d'invincibilité, suite à une victoire
longtemps refusée, enfin obtenue?
Revoici
Thucydide, et le procès de cet orgueil avide, dont son récit de la
guerre du Péloponnèse met en scène le mouvement. Cette histoire -
et c'est part de celle de notre culture, car elle est aux sources de
notre conception de l’Histoire comme du tragique - ce film
m’invite, via le Japon, à la relire.
Nobô
no shirô
de Isshin Inudo et Shinji Higuchi
Après
le film sur l’amiral Yamamoto, ce « Château du bon à rien »
paraît, en sa première partie, très télévisuel autant par son
rythme qui semble appeler les pauses de diffusion, que dans les
déplacements d’acteurs: ils donnent moins le sentiment d'être
surpris par le regard du caméraman qu'organisés pour son travail...
Le jeu des regards attire l’attention sur lui-même plus qu’il ne
m’émeut... Les débats sur l'opportunité de tenir bataille en
restent au niveau de ceux que l'indignation devant l’arrogance
soulève, ce qui, pour n’être pas mal, semble bien pâle après
ceux du film Isoroku Yamamoto. Mais ce qui retarde mon immersion dans
le récit, peut-être est-cela même qui pourrait contribuer à faire
de ce film le blockbuster qu’on espère : depuis quelques
années, le film milliardaire en yens, au box office, devrait, en
effet, sa réussite au public des téléséries. Celui-ci y
retrouvera les conventions familières dans la manière de conter en
images.
Apparaît,
pour ranimer ma curiosité, la machiavélique conséquence d'un désir
d’authenticité qui pousse à provoquer à la guerre un adversaire
dont on souhaite qu'il ne soit pas lâche! Et cette idée pas banale
m'a laissé espérer de ce film plus que ce que ses premières
cinquante minutes m’offraient.
En
quoi j'avais raison. La décision de la bataille prise par les
protagonistes, on dirait que les réalisateurs ont retrouvé le sens
du cinéma, le plaisir de conter avec les ressources propres de
l'image, non simplement avec ses capacités d’enregistrer ce qui se
joue devant la caméra. Ils ont intégré à un scénario dont on
pressentait la richesse le sens des ambiances, de la profondeur de
champ, de la différence de tonalité des éclairages.
Première
trouvaille: aux motifs classiques pour justifier l’esprit de
résistance, Inudo et Higuchi et leurs scénaristes en joignent un
moins souvent invoqué: le pur sentiment de protection que le peuple
peut éprouver pour quelqu'un qui sait se le rendre cher, surtout
s'il se donne pour ce qu'il est, jusqu'à se moquer de ses limites.
Bien sûr, Yamamoto n’est pas ici, et on n'ira pas jusqu'à peser
les effets pervers d'une telle motivation…
Mais
dès lors que le récit consent à se situer dans la ligne des romans
historiques d’aventures, on se trouve à penser au frère Tuck et à
Robin des Bois, avec une Marianne meilleure guerrière, ou encore en
compagnie des personnages du roman chinois Au
bord de l'eau.
L'inventivité des défenseurs (voyez les divers usages de la
lance !), les acrobaties des samouraïs, la rencontre de la
ferveur populaire et de la dextérité des guerriers nous font
revivre un peu des Sept
samouraïs,
des folies dansantes du Zatoichi
de Kitano.
Véritable
moment de grâce, celui de la danse du héros, interprété par un
acteur (Mansai Nomura) spécialiste de kyogen,
comédie stylisée: il reprend une danse ancienne, joignant ainsi une
démonstration de son art, l'utilisation de celui-ci par son
personnage de seigneur en arme imprévue, le sacrifice de soi pour en
finir avec la guerre, l’espérance confirmée qu'il sait lire le
coeur des gens du peuple, même de ceux qui travaillent pour son
adversaire.
Moment
de grâce que cette théâtralité cette fois assumée, elle-même
devenue moyen d’action pour le héros.
Moment
de grâce puisqu'elle permet de confirmer le discours sous jacent des
réalisateurs sur l’histoire comme tradition vivante, puisqu’elle
donne à vivre, en attestant qu'on a vécu de telle façon, qu’on a
pu déjà se remettre du pire.
L’ombre
du tsunami plane ici aussi, d’autant plus étrangement que le
scénario date de 2003. Le générique s'écrit en lettres liquides
qui se figent, le film s’amorce avec le recours à une inondation
comme arme pour venir à bout d'un fort et s'achève sur le recours à
la même arme, destructrice, mais qui se retourne contre
l'initiateur. Or ces scènes de vagues fonçant sur les rizières,
entraînant les maisons et les gens, par leurs cadrages, rappellent
celles que nous avons tous vues. De sa progression au paysage qu'elle
laisse dévasté aux plans de générique de fin qui montrent les
rizières à nouveau exploitées, les outils et les décors de la
modernité qui existent en ces lieux qui avaient pu un moment donner
à croire advenue la fin du monde, tout cela fait du film une
invitation à redécouvrir l’histoire : elle offre des
exemples pour reconstruire le présent, aussi bien qu'elle incite à
ne pas se tenir prisonnier de ce qui est figé.
Kazoku
no kuni de
Yong-Hi Yang
Le
même cinéphile cité dans la critique de Kono
yoru no samurai avait
apprécié des aspects du film de Yong-Hi Yang, mais en sentant que
trop d'éléments culturels étaient tenus pour sus par la
réalisatrice, en sorte qu'il avait le sentiment en le regardant que
des références lui échappaient. Le jeu des codes culturel et
cinématographique dans la réception d'un film constitue un des mes
sujets d'attention depuis mes débuts d'analyste. Aussi une telle
remarque éveille-t-elle davantage mon attention, alors que je
m'apprête à aller voir un film qui est un de ceux qu'à lire le
synopsis j'avais le plus hâte de voir. M'y incitaient les articles
élogieux lus à propos des documentaires antérieurs de la cinéaste,
la rencontre des thèmes du racisme et de l'utopie. A priori, sur la
foi du résumé du film, mon indentification irait à la fille qui,
d'autant plus qu'elle lui voue de l'affection, vibre de colère
devant l'entêtement idéologique du père (cela croise la Junko du
film de Gagnon devant la rigidité idéologique de Pierre).
Qu'en
est-il, le film reçu?
J'ai
dû d'abord combattre une irritation devant les soubresauts de
l'image, surtout dès qu'un déplacement de caméra s'approchait d'un
visage et en remplissait le cadre: peut-être, et alors à juste
titre, la cinéaste a-t-elle ainsi voulu éviter le joli à propos
d'une histoire où il serait intolérable. Mais le retour de ces
soubresauts me distrayait. Toutefois, la cohérence du choix de la
caméra à l'épaule avec les autres décisions esthétiques ont eu
raison de mes hésitations.
En
effet, ces choix sont au service de l'indignation impuissante de la
cinéaste devant une situation, celle des 90,000 expatriés en Corée
du Nord, interdits de retour, à moins de raisons spéciales. Leur
drame se concentre sur ce Sungho, qui est coincé entre le souci
de protéger son père (souci évoqué dans la narration) et celui de
faire de même pour son fils (préoccupation supposée évidente pour
le spectateur, et donc jamais mentionnée comme telle).
Ce
sont les gens, et très discrètement leur cadre de vie, qui
intéressent la cinéaste. Elle suppose donc que le spectateur
comprendra comment un seul coup d'oeil sur un étal de fruits ou
légumes, un seul panoramique sur un carrefour, fut-ce, à l'échelle
d'une ville japonaise, celui d'un quartier modeste, puisse souffler
le héros. Si, par le voeu de son fils, il rappelle la pénurie
économique, ce n'est pas à propos de l'essentiel: il veut un ballon
de soccer. Pas essentiel? La Corée du nord est justement une société
où il n'y a pas de jeu.
La
soeur du héros offre la contrepartie du frère. Révoltée contre le
père, elle crie sa haine du régime dont il est le gardien. Tous les
comédiens nous donnent le sentiment d'être saisis comme personnes
réelles, non comme des acteurs. Cela est dû à cette caméra
mobile, avec son passé associé au documentaire. Cela provient aussi
d'une tendance à modifier notre perspective moins en coupant souvent
qu'en ayant recours au déplacement de la caméra de manière à
préserver le flux du jeu, mais aussi pour mieux embrasser les
personnages.
Par
la figure du cercle, tantôt exécuté par les comédiens, tantôt
par la caméra, l'enfermement des héros dans la poigne du régime
dictatorial se trouve insinué en moi.
La
cinéaste ne se réfère pas au côté du Japonais qui aime les
couleurs vives, les objets rutilants, elle suit une esthétique plus
ancienne et réservée, saturant les couleurs. Par là, s'exprime
tout à la fois l'idéal de sobriété du père et la conséquence
ultime de l'application impitoyable de la logique de l'égalitarisme.
Il
faut entendre le gardien de Sungho, chargé d'épier ses gestes,
devant le luxe de l'hôpital, dont il demande s'il est un hôtel. Il
inscrit jusqu'au Japon la paranoïa de son régime en prévenant la
famille Yun que la police japonaise surveille peut-être ses membres,
ce que rien ne nous indique dans le récit. En revanche, il est là,
tapi dans son auto, comme un sous-marinier aux aguets, il est là,
silencieux, inflexible, rappel, avec la saturation des couleurs, de
la manière dont le régime nord-coréen s'empare des esprits.
Les
scènes d'intimité se passent dans la retraite de la nuit, lorsque
le frère et la soeur jasent avant de s'endormir. Ce que Sungho dit
alors montre à quel point l'enfermement est intérieur, intégré.
Facteur de survie, que le silence!
Telle
est l'ironie de l'Histoire: cet homme que le régime accepte de
renvoyer temporairement au Japon pour qu'il se fasse soigner une
tumeur, est venu en Corée, société du silence, en quittant une
société où la réserve est tenue pour une vertu, pour répondre
aux injonctions du père. Quelle émotion ai-je senti devant
l'hommage de Sungho à celui qui, d'une certaine façon, le
condamne depuis 21 ans.
Si
les femmes savent prendre avec le rire les intransigeances rituelles
du père, elles ne libèrent pas ainsi toute leur colère. Et la mère
réagit avec réalisme, là o lùa fille répond en personne
habituée à savoir vouloir: elle le fait d'une manière qui
pourrait desservir son frère, son neveu... Car le chantage émotif,
la manipulation sont aussi au coeur du drame.
Il
est troublant de voir présenté un récit dont le Créon
(dominant les photos des membres de la famille, à deux
reprises, celles des dictateurs, père et fils...) marque
l'aboutissement d'une révolution faite au nom de l'égalité, et
l'Antigone défend le jeu, la possibilité de se singulariser.
Elle
exaucera la prière de son frère... en marquant son choix par celui
d'un objet qu'il aimait, symbole de l'Interdit absolu: aller où on
veut.
IL
est saisissant de voir ainsi représenté en plein Japon une Corée
qui ferait bulle. En attendant d'avoir accès à cette fiction
détonante, le lecteur curieux pourrait lire le roman d'espionnage de
Kim Young-ha, L’Empire
des lumières,
paru chez Picquier poche en 2011.
Boku
no naka no otoko no ko
de Shoji Kubota
Le
titre en caractères romains laisse entende que otokonoko
serait une petit garçon. Mais son écriture en caractères (kanji)
donne le sens de fille. Ainsi même le Japonais sera surpris par
rapport à l'usage le plus fréquent de l’expression : le
travestissement joue donc dès le titre.
Voici
le film le plus achevé des trois que Shoji Kubota a présenté en
divers FFM. Il s’agit d'une invitation à célébrer le jour, mais
aussi à savoir s'affirmer. Le thème convient à tous les états
possibles. Il est associé cette fois à la découverte par Kensuké
du travestisme, manière par laquelle cet homme moqué de ses
collègues, houspillé en entrée de récit par sa patronne, sort du
statut d’hikikomori,
reclus volontaire dans sa chambre. Si le travestisme marque son
retour à la lumière, il n’est, de lui-même, ni salut, ni
problème, ainsi que le découvrira le spectateur.
Lumière!
Surexposée en toutes les situations où la vie sociale diurne est
impliquée, elle s’assombrit dans l’antre du héros, mal avec les
autres et lui-même. Le fait qu'il s'attache aux sites de CD annonce
son retour au réel, ces sites étant en effet, par le cadrage serré
dont ils sont objets, et la surexposition dont sont entourées les
lettres des courriels, indice du retour... à la lumière, i.e. à
une vie en relations.
CD?
Si vous pensez qu'un CD
party en
est un où on écoute des CD, vous découvrirez que les initiales
renvoient à Cross
dressing,
emprunt à l’anglais comme souvent pour ces activités où
s’exprime, au Japon, le désir de s’affirmer. Si Kensuké
(interprété par Naoki Kawano) trouve enfin une communauté avec
laquelle il peut être à l'aise, s'il s’excuse auprès des siens
pour les inquiétudes que son isolation a causées, la réconciliation
avec la soeur n’entraîne pas celle avec le père nécessairement.
Quelle
place occupe-t-on dans le monde, de quelle façon s'y tenir? Kubota
me paraît hanté par ces questions, si j’en juge par sa tendance
ou prédilection quant à la place de la caméra : droit devant,
légèrement plus haute que l’on en a l'habitude, cette hauteur
connote moins écrasement, dépression ou menace qu’elle ne lui
permet de montrer le vide entre les personnages et dans le décor :
même les objets choisis ont un côté lisse qui suggère l'absence.
La prise de son donne quasi l'impression que nous le voyons traverser
l’espace ! Le cinéaste nous entraîne ainsi dans le sentiment
de solitude du héros.
Lumières
aussi des affiches de néons, des lieux de socialisations, par hasard
justement lieu de rédemption par le travail pour ce héros parasite
jusque là. Lumière égale des intérieurs, là où le héros est à
sa place, puis retour de la surexposition, cette fois avidement
recherchée, comme si elle traduisait l’exposition affirmée au
regard d’autrui, dans son existence de travesti. On notera que la
caméra posée, en plans longs, fait place, au moment de la première
révélation de tels lieux, à un montage en plans serrés, brefs,
comme en échos de ces scènes d’appétit retrouvé : sortie de
chambre, en sourdine, pour manger un dessert, dégustation d'une
banane.
Des
épisodes comiques ponctuent ce portrait attachant d'une famille et
de son mouton noir. Le générique de fin nous tient loin du
nihilisme, de l'hypersensibilité au regard d’autrui du héros en
début de film.
Ma
foi, on est en bonne compagnie pendant les cent minutes où nous
sommes priés de voir au-delà des costumes, tout en sachant les
apprécier!
Se
travestir un moment, se prendre pour un autre sans nuire à personne,
ne serait-ce pas aussi une définition du désir non seulement de
l’acteur, mais aussi du spectateur ou lecteur de fictions ?
A
chacun, laisse entendre Kubota, de reconnaître ce qui le fait jouer,
le rend enjoué, et donc lumière pour ses proches.
B/W
Foxes and the Cave of Light
de Kiyoshi Endo
Avec
Les renards
n/b et la Caverne de Lumière,
Kiyoshi Endo nous propose un conte, dont l’esprit n’est pas sans
parenté avec le film de Kubota. Du conte, il offre le merveilleux.
D’abord, par référence à un renard guerrier, mais ce merveilleux
relève de la légende en ce qu’il ne s’agit pas d’un esprit,
mais bien d’un être humain masqué en renard. La féérie, en
revanche, repose à un premier niveau sur le choix d’une grotte ou
plutôt d’une enfilade de grottes et ravins, sans doute bien
naturels, mais qui, à la fois par le nombre des stalactites et des
stalagmites et par le fait que le tout est filmé en noir et blanc,
étonne.
La
couleur, autre élément permanent de fantaisie, n’apparaît qu’en
présence du jeune héros, gamin aux cheveux blancs, adopté par le
héros masqué aux cheveux noirs. La couleur d’une, puis plusieurs
pierres, celle du décor dès lors que le gamin se trouve parmi des
gens qui l’aiment, voilà ce qui à la fois constitue l’élément
contemplatif féérique et le sens par lequel Endo rejoint l’appel
de Kubota.
L’apparition
de la couleur se conjugue au recours à la prière, elle-même, de ce
fait, source de magie. C’est d’ailleurs le point faible de ce
récit d’aventures que d’être une suite de tableaux où l’action
propre du héros procure vite satisfaction. Aux combats initiaux
enchaînés sans suspense, succède sans doute le duel plus élaboré
avec le maître des ravisseurs de l’enfant, et cela permet de
mettre en évidence la souplesse acrobatique du héros masqué. Mais
le film constitue plutôt une suite de moments poétiques qu’une
action dramatique, film plus charmant dans sa candeur qu’envoûtant.
Demeure
une profession de foi d’artiste aux pouvoirs régénérateurs de la
création. Car celle-ci fut-elle temporaire en ses effets, comme
l’apparition de la couleur dans le monde, du moins ne peut-on nier
qu’elle ait été, et donc qu’elle puisse revenir. En cela, Endo
partage l’espérance d’Inudo et Higuchi dans cet autre film
d’aventures qu’est Nobô
no shirô.
Konshin
de Yoshinori Nishikori
Les
productions Izumo nous invitent à découvrir un chapelet d'îlets
dans la région de cet ancien sanctuaire dont le nom s'écrit avec
les caractères signifiant descente du ciel. Et c'est d'avion,
d'entre les nuages, que nous voyons d'abord l'île principale, sans
signes de présences humaines. Des animaux ensuite, dont deux bovins
en lutte. Ainsi s'ouvre comme un documentaire cette fiction qui met
en scène Hidéaki, îlien qui a fui son île natale pour y revenir,
s'y refaire un nom, et surtout s'y enraciner à nouveau. À la nature
hostile par ses typhons et tsunamis, le réalisateur oppose la nature
nourricière, des dons de laquelle la communauté sait rendre grâce.
Le rituel du sumo tel que pratiqué ici, loin de la télévision,
répond à cet esprit de prière.
Au
départ, avec sa voix off, douce certes, mais qui nous explique le
sens du rituel, avec surtout cette musique, seul élément du langage
cinématographique que le cinéaste n'utilise pas avec parcimonie,
avec ce tour des lieux, nous pourrions nous croire effectivement dans
un documentaire de facture classique, agréable mais point prenant.
Or
la fiction offre plus. Saluons d'abord la direction des comédiens,
qui s'expriment avec retenue, et se mêlent aux îliens pour donner à
la langue sa musique propre. L'enfant m'a séduit, la comédienne
Ayumi Ito m'a rappelé par moments Setsuko Hara, comme si elle était
une de ses petites-filles. Le comédien Sho Aoyagi, loin d'avoir la
taille qu'on voit au sumotori, donne crédibilité à cette pratique
locale, où les gens du lieu se font une fois tous les vingt ans
sumotori.
En
outre, le réalisateur dose le choix des cadrages de sorte que la
fluidité du rythme l'emporte sur toute velléité expressionniste.
De rares gros plans soulignent l'importance du corps (mains): le
titre est composé de deux caractères, l'un désigne l'esprit de
concentration, l'autre le corps physique. Et tous les types de
cadrages servent ici la mise en valeur des corps en exercice, au
travail, en souffrance.
Cette
maîtrise me fait regretter que le réalisateur n'ait pas, me
semble-t-il, fait confiance aux spectateurs autant qu'à ses acteurs
dans le choix de la musique. Au lieu de nous en proposer des
bouffées, il en atténue la valeur expressive en lui faisant couvrir
la totalité de scènes déjà éloquentes par le choix des autres
éléments. Il est vrai qu'il renoue avec une tendance du cinéma (de
la Shochiku des années cinquante): appuyer en les rapprochant en
dernière partie les scènes de climax émotionnels grâce à ses
personnages secondaires.
Le
passage du documentaire à la fiction se trahit par un autre aspect
qui m'a gêné au début, pour se faire oublier sitôt que le
réalisateur se repose sur la présence des acteurs et sa propre
capacité de contemplation: je veux parler de cette façon de créer
le mystère quant à ce qui explique le rapport entre Tamiko, sa
nouvelle compagne, et Hideaki, entre une femme qui semble la
seconde épouse du héros et sa fille de ce qui semble être un
premier lit.
Au
départ, les indices me font croire que cette Mari est défunte, puis
je n'en suis plus si sûr, à cause du style de montage adopté, avec
un bien léger dégradé de luminosité entre scènes remémorées et
celles qui sont censées se dérouler dans le présent du récit. Une
fois les choses en place toutefois, ce parti pris d'entrecroiser
passé et présent sert la dramatisation en rappelant que le corps
concentré n'est pas seulement celui du lutteur, mais celui de toute
la communauté qui appuie en l'entraînant, le houspillant,
l'encourageant leur héros. En outre, c'est avec tout son passé
familial que chacun lutte, l'un avec la figure héroïque d'un père
auquel il ne doit pas se montrer inférieur, l'autre avec celle
d'un père avec qui il est en froid.
Yoshinari
Nishikori me paraît avoir l'étoffe d'un contemplatif, qui aurait
croisé un Yoji Yamada. Mais il me semble perdre sa force poétique à
cause de son affection pour le mélodrame. i.e. le rapprochement
rapide de scènes où les personnages sont à un point tournant.
Faire
partie de la communauté, remonter jusqu'aux racines: Nishimori
rejoint ici bien des cinéastes dont l'oeuvre est présentée au FFM.
De la nécessité d'assumer ses dettes, aussi bien monétaires
que, et surtout ! morales, à celle d'oser s'exprimer, en
passant par celle du deuil, Yoshinari Nishikori m'aura invité ainsi
à revoir une île où je fus heureux, à retrouver ce sens de la
continuité des cultures locales qui fait de chacun un élément d'un
tout antérieur à sa naissance et qui devrait se poursuivre
après sa mort. Si, toutefois, ce sens de reconnaissance de la
grandeur de la nature, se double de celui que notre communauté est
une île parmi d'autres.
À
ce titre, la cérémonie du générique de fin n'est point simple
accomplissement de l'aventure sentimentale du héros, mais bien signe
de sa réintégration dans sa communauté, cérémonie inscrite dans
le sanctuaire des dieux.
L'apparent
documentaire, dont on découvre que la voix off était celle de la
protagoniste, l'absorption des informations relatives à la tradition
de la lutte, même mes propres insatisfactions notées plus haut font
du spectateur le double temporaire d'Hidéaki. Comme lui il est
invité à réapprendre, comme lui à chercher à s'intégrer au fil
du récit, et à revoir, qui sait, quelques souvenirs des
îles-de-la-Madeleine ou de ce qu'on lui en a dit, voire quelques
fêtes de voisinage: l'enracinement ne vient pas tant de l'idée qui
ne fait que la désigner que de relations singulières, de temps pris
avec les gens.
Aussi
n'est-ce pas un hasard que ce retour à trois reprises, en gros
plans, d'une horloge! Le jeune cinéaste rejoint ici le propos du
plus vieux, Furuhata. Et de Gagnon.
Itai
- Asu e no tôkakan
de Ryoichi Kimizuka
Royichi
Kimizuka sait nous intéresser au singulier par le singulier. Le
tsunami et ses suites ont eu une telle ampleur qu'il pourrait sembler
plus opportun de parler de la tragédie que du film. Mais c’est
bien de celui-ci qu'il me faut rendre compte. Et c'est bien en nous
invitant à épouser le rythme des réactions de quelques personnages
que le réalisateur parvient à nous rendre sensible quelque chose de
l'effet des jours qui ont suivi le tsunami du 11 mars 2011, de leurs
résonances sur la manière dont les protagonistes ont été
transformés.
D'abord,
il nous fait grâce aussi bien de la secousse principale que du
tsunami; en revanche, les répliques du tremblement de terre
provoquent ces oscillations, grondements qui interrompent les
secouristes dans leur travail, entraînent l'interruption de courant,
maintiennent tous sur le qui-vive. Nous partageons celui-ci du fait
de déplacements de caméra assez rapides sur le plancher de la
morgue improvisée, de cadrages de visages avec leurs contusions et
la boue qui les noircit, à cause aussi du mouvement à
l'intérieur des plans, tous facteurs qui contribuent â notre
sentiment de brièveté des plans, d'une surcharge d'informations et
de décisions et de constats à orchestrer, tandis que de l'extérieur
des locaux de la morgue, le monde manifeste sa présence en sonneries
de sirènes.
Le
réalisateur, en entrevue, attestait de son désir de rendre ce ton
du reportage : non seulement s’est-il inspiré du récit d’un
journaliste, mais encore a-t-il lui-même fait enquête. Et ce ton du
reportage aurait dicté son choix d’éclairage ambiant, sans
appoint.
L'accumulation
de débris, puis de cadavres, la disposition des corps jetés
au début comme au hasard, l'absence de vide en ces lieux d'ordinaire
rangés rappellent la puissance chaotique du séisme. On lui oppose
une volonté de propreté qui s'exprime d'abord par l'introduction de
numéro pour identifier les corps, puis l'invitation à les
disposer en rangées, puis celle de rapprocher les cadavres de
personnes de même famille, puis le soin porté aux membres des
défunts, massés pour les assouplir. Mais surtout l'efficacité qui
pourrait pousser à être trop empressé est tempérée par un
appel au respect lancé par un retraité, ex-employé de salon
funéraire, qui se propose pour accompagner les morts et leurs
survivants dans ce moment de recherche des disparus et de derniers
adieux. Aiba s'adresse aux morts, et ce faisant, s'il comble une
immense peine secrète, il apaise la culpabilité immémoriale des
survivants, des proches honteux ou de n'avoir pas été là ou d'être
encore, sans le mériter.
Colère,
prostration, rires, chacun en retrouvant un disparu trahit un aspect
divers de son rapport au mort comme à la vie.
Peu
de plans d'ensemble de la nature, JAMAIS de la mer, mais en contre
plongée d'une cime de montagnes ici aux arbres dépouillés de
feuilles, là recouverte de conifères sous la neige. Très peu donc
de cet ensemble naturel dont le séisme pourtant manifeste la
puissance sous-jacente. Autant y-a-t-il de plans de l'ensemble de la
morgue, dont le désordre et la saleté initiaux le cèdent à
la multiplication de cercueils de bois, lignes droites rompant avec
le brouillage des couvertures ou enveloppes d'abord utilisées. Mais
cet ordre revenu permet seulement de mieux s'occuper des gens
endeuillés.
Car
faire quelque chose pour surmonter le sentiment d'impuissance des
bénévoles comme des proches des disparus apparaît comme un
impératif. Parler aux morts, les habiller, les maquiller, parler aux
éplorés, les faire parler, respecter leur silence: le rythme du
montage nous y engage, favorisant notre identification aux bénévoles.
Car
telle est aussi l'intelligence de cet hommage aux victimes, vivantes
comme mortes, de cet appel aux absents que nous sommes: il
débute en nous attachant à des personnages qui N'ONT PAS VU le
tsunami, le découvrent en ses effets par le témoignage de ceux qui,
littéralement, reviennent du front.
Et
c'est bien à un général qui attend les échos de la bataille, en
réalise l'ampleur que fait penser Aiba, assis, air de quelqu'un
qui verrait en lui-même quels désastres ou quelle fureur? Vers lui
soudain fonce la caméra, tandis qu'une musique gronde et nous
laisse dans l'ignorance de ce que pense alors le protagoniste. Nous
prenons mesure de notre ignorance devant l'intensité d'un séisme
émotif tout intérieur, comme si l'homme était sous le coup de
répliques successives, sans cesse reprises.
Bénévoles
eux-mêmes dans l'attente, ou découvrant parmi les corps quelqu'un
qu'ils connaissent, le médecin, le dentiste, leurs assistantes,
l'étudiant qui ne croit plus pouvoir tenir, les manutentionnaires
malades de cauchemars ou de souvenirs : nous sommes eux, le temps de
ce film, renvoyés à penser à ce qui donne prix à
notre vie.
Toutes
les générations se rencontrent ici. Aiba éclate à la fin,
mais parvient à exprimer le choc que cette expérience nouvelle
provoque en lui. Déjà sensibilisé à la solitude des vieux
laissés seuls dans leur agonie ou leur mort, et qu'il avait pris
l'habitude de remercier, cette compassion l'inspire, dans son
élan d'humanité, à préserver cette attention au besoin de
paroles, de reconnaissance (en tout sens du terme), alors même que
le nombre de cadavres réclame efficacité, donc précision et
rapidité.
Que
sont devenus ces gens, que faire de ce qu'on apprend d'une telle
expérience, et que seront pour les gens de la ville de Kamaishi les
jours qui suivent ces dix là ? Kimizuka les évoque ici sans
jamais imposer une forme apparente au film, mais en approchant lieux
et comédiens de telle sorte, que, fidèle à ce que furent les
conditions du drame, le jeu des formes semble découler de ce qui est
filmé plus qu'il ne s'imposerait à ce que la
caméra cadre. Jamais distraits sommes-nous des enjeux, de ce
qui traverse, mystère inclus, les visages, les corps courbés, las,
affamés.
Le
film éclaire avec force la façon dont notre manière de traiter les
morts trahit ce que nous pensons de la vie, de nous-mêmes.
Tsui
no shintaku
de Masayuki Suo
Suo
aime bien les personnages qui se trouvent placés en des situations
où ils doivent faire preuve de ce qui semble le plus opposé à leur
tempérament ou à leur expérience. Maladroit, femme, intello
devenus lutteurs de sumo improvisés, timide et renfermé se
passionnant pour la danse sociale, femme incarnant le rôle de
Chaplin. Cette fois, la femme médecin Orii, entraînée à sauver
les vies, pas seulement à apaiser la douleur, se voit priée de
mettre fin à ses douleurs par un patient, Égi, qui endure, en
effet, stoïquement l’endurable, mais refuse l’inutile
souffrance, celle qui n’ouvre sur aucune perspective de guérison.
Dans
ce duo, qui soigne qui ? Et le manque d’air peut s’entendre
de bien des façons, comme le découvre le spectateur engagé, avec
ses propres souvenirs vite éveillés, dans ce récit qui fait écho
à bien des films ici commentés : comment finir, pourquoi
continuer, quel rythme adopté ?
En
artiste, Suo écoute le monde, et, nul doute, s’intéresse à ce
qu’écrivent sociologues, philosophes et médecins. Mais son métier
n’est pas d’ajouter à leurs études : il nous donne plutôt
à entendre, à partir de ce qu’il perçoit et de ce qu’on tient
pour su, le rythme auquel nous sommes exposés, comment s’ordonnent
en nous nos divers savoirs.
Et
il le fait de manière bouleversante. Les gros plans reviennent sur
des objets toujours signes de notre désir de contrôle : fiches
d’inscription, journal de maladie, seringues, tubulures et
cathéters, instruments chirurgicaux. Mais ce désir de précision et
d’efficacité peut bien lui-même nous garrotter, ainsi que le
confirme le dernier gros plan d’un objet.
Les
travellings servent moins à accompagner les personnages dans leur
déplacement qu’à survoler tous ces objets dont nous entourons
notre désir de préservation, et de contrôle toujours. Mais au
terme du déplacement de la caméra se trouve le personnage confronté
à une décision, dans l’incertitude.
Un
dernier déplacement de caméra, interrompu par un plan du procureur
qui cherche à inculper de meurtre la médecin, nous approche du
moment où Orii va exprimer le complexe d’émotions et de pensées
en interaction que ce procureur essaie de réduire au schéma des
définitions légales.
Sous
les cerisiers en fleurs, au début, Orii s’en va, nous allons
découvrir où au plan suivant. La vitalité associée au rosé des
cerisiers se trouve estompée.
Si
j’en juge par la scène vue en salle, celle de l’agonie, le
cinéaste s’appuie sur les teintes pâles caractéristiques des
hôpitaux (bleu pâle) pour adoucir l’âpreté de la situation.
Mais que le noir (des cheveux, des objets relégués à l’ombre)
exprime de vigueur, et que sur le fond blanc (des sarraus, des draps)
ressort le rouge ici des cordons des badges, là de la ligne de sang
qui coule dans les tubulures ! Et qu’est vif ce rouge des
fleurs, et comme il est juste que cela même qui dit le plus fragile
des vivants, la fleur, crie par le rouge l’incroyable force de la
vie en elle ! De là que l’agonie soit si dure, de là la
conscience qu’au terme de la vie, encore et encore celle-ci demande
un souffle…
Le
recours au jeu de l’avant et de l’arrière–plan par la
modification de la mise en foyer, ajoute une possibilité à la
palette de l’artiste en quête de rythme. Outre les degrés de
luminosité, aussi subtils que ceux de nos motivations, outre le
déplacement de la lumière animatrice de notre regard, éveillant
notre attention non à elle-même, mais à voir en traits plus nets
telle chose jusque là réduite à sa fonction, Suo orchestre par le
jeu, tantôt fluide, tantôt rigide des lignes, notre sens de
libération ou d’oppression.
L’environnement
naturel, nonobstant ce qu’annoncent les images d’ouverture et le
retour de plans de la mer, est assez peu présent. L’est-il, c’est
pour accompagner l’imploration du patient Égi à Orii de décider
du moment de mettre fin aux traitements. C’est le long d’un
fleuve qu’il avoue son désir de rejoindre ce point où le ciel
rejoint la mer, i.e. en somme celui où les parallèles se
rencontrent.
Or
ce lieu de marche, où il aime aller quand il se sent bien, fait face
à une constellation de cheminées, qui donnera au film son dernier
grand paysage. Avec à l’avant-plan un arbre mort. Reviennent en
échos des tubes pour les soins, des images de tuyaux de
ventilations, comme des viscères exposés. Artères métalliques…
Or Égi souffre d’asthme, maladie où l’environnement joue un
rôle…
Si
la musique, à petites touches, se fait d’abord porteuse de
douceur, en contrepoint, puis plus loin en amplification des données
visuelles, elle exprime ailleurs l’angoisse. Mais toujours elle
projette le spectateur dans cet élan vers l’insaisissable qui
possède le protagoniste.
Les
bruits de mécanique rompent quelques fois ces bouffées de musique.
L’ouïe
joue un rôle central dans la narration, tout comme la notion de
rythme. Courbes dessinées, électrocardiogramme, pauses entre les
soupirs, c’est bien le rythme qui aide les médecins à déterminer
l’état du patient. À ces notations sonores, ajoutez le jeu avec
les répliques, avec sa cadence elle-même soumise à celle des
corps, et vous partagerez peut-être avec moi ce sentiment de
descendre jusqu’à ce point où nous sentons notre psychè
parcourue d’ondes. Contribue à cette impression la récurrence de
ces plans de mer en mouvement, vagues hurlantes, mer jamais calme,
ondes relayées par les vertus du montage à celles laissées par le
vent dans des draps blancs.
Ondes
enfin d’un air de Puccini ou d’une berceuse.
L’air
de Puccini provoque en Orii une réaction dont je ne crois pas être
le seul à la recevoir de telle sorte que le personnage semble
s’identifier à moi, imiter mon action, plutôt que l’inverse !
Ce qui nous place à égalité avec elle quant à la réception de
son sens, et donc, maintiendra notre identification à Orii quand
elle découvrira la portée de cet air.
L’ensemble
de la narration est fait, en dialogues, de mini-récits, dont
certains didactiques. Ceux-ci sont en mots l’équivalent des plans
d’objets. Précision
en morale, en loi, en médecine ne prend pas la même forme, et
l’oubli de cela laisserait échapper la complexité du réel, les
limites de nos moyens d’appréhension, la nécessité d’être à
l’écoute non seulement des formes extérieures, mais de ce qui
parle en nous, souvent recouvert des bruits et propos surgissant de
toutes parts, comme si tout le réel nous pressait de tenir un
perpétuel conseil de guerre.
Tamiyo
Kusakari, dont l’expression du visage, plutôt sombre et pleine de
retenue, cache une énergie qu’elle libère en actions, Koji
Yakusho en malade souriant, scrupuleux observateur de sa maladie,
comme si elle était une colocataire, condensent par leur jeu celui
des rythmes divers dont Suo, par son œuvre, nous invite à
reconnaître l’action en nous. Quel rythme ? Celui du corps
humain, qui cherche à s’échapper en esprit, mystérieusement doué
de cette capacité à sortir ou sembler sortir de sa matérialité
pour changer d’état, un instant, comme l’exocet à sortir de
l’eau, à traverser les airs l’espace de quelques secondes.
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